Peirasmos / tentatio : un peu de vocabulaire pour faire un point sur les difficultés de traduction du Notre Père
Dans la formulation actuelle du Notre Père en français, nous disons : « Ne nous soumets pas à la tentation mais délivre nous du Mal ». Faut-il rappeler que quand cette formule a été imposée, voici seulement quelques décennies, nombre de catholiques qui priaient depuis leur enfance : « Ne nous laisse pas succomber à la tentation mais délivre nous du mal » n’ont pas compris pourquoi on leur « changeait le Notre Père », faisant de Dieu, leur semblait-il, la source d’une tentation maligne dont toute notion de mise à l’épreuve en vue d’un progrès semble évacuée.
Dans Le Notre Père. De la Prière de Jésus à la prière des disciples (Paris, Gallimard, 2001), Marc Philonenko se fondant sur nombre d’études philologiques, exégétiques et littéraires, loin de toute polémique, propose de traduire la sixième demande : « Et fais que nous n’entrions pas dans l’épreuve, mais délivre-nous du Malin » (p. 155).
Faut-il rappeler que dit en araméen le texte du Notre Père a été conservé et transmis en deux endroits des évangiles : Luc 11, 2-4, texte court comportant cinq demandes, et Matthieu 6, 9-13, texte long comportant sept demandes. Le texte liturgique cité en Didachè 8, 2 est proche de Matthieu ; sa mise par écrit (en grec) à partir de la tradition orale peut lui être quelque peu antérieure. Les deux formules remontent à un original araméen dont on a une trace chez Jérôme.
Le Catéchisme de l’Église catholique, 2ème section : La Prière du Seigneur « Notre Père », traite de la 6ème demande aux § 2846-2849 ; 2863.
« De toutes les demandes du Notre Père, la sixième est peut-être la plus discutée » note M. Philonenko (p. 139) : « L’étude du substantif peirasmos, rendu par temptatio, dans la Vulgate, et traduit, le plus souvent, dans les traductions françaises du Notre Père par « tentation » doit, elle, être reprise d’entrée de jeu ». Ce terme rarissime dans la littérature grecque profane est fréquent dans la version grecque des Septante, où il est considéré comme un néologisme. Le verbe peirazein y est employé une soixantaine de fois. Il traduit toujours le terme hébreu nsh dont le sens premier est « mettre à l’épreuve ». La première attestation en Gn 22, 1 : « Dieu mit à l’épreuve (epeirazen) Abraham » est maintes fois citée, notamment par Jérôme (Lettre 130, 7). Elle a une valeur archétypale : il s’agit de mettre quelqu’un à l’épreuve pour éprouver sa fidélité. L’initiative vient de Dieu. D’autres personnages sont eux aussi « mis à l’épreuve ». Dans la Vulgate le terme tentatio est utilisé avec ce sens. Ainsi à propos de la cécité du vieux Tobie : « Dieu permit que cette épreuve (tentationem) lui arrivât, afin que sa patience, comme celle du saint homme Job, fût donnée en exemple à la postérité » (Tb 2, 12) et l’ange Raphaël lui déclare : « Parce que tu étais agréable à Dieu, il a fallu que l’épreuve (tentatio) te confirmât ». En l’occurrence l’épreuve a été imposée par Dieu. Mais dans certains cas, ce n’est pas Dieu qui met à l’épreuve mais celui à qui il a donné licence de le faire, c’est le cas pour Job ; ou encore Épître de Jacques 1, 13 : « Dieu ne met lui-même (autos) à l’épreuve personne ».
La traduction de peirasmos par tentatio au sens d’épreuve va de soi. Le verbe tentare signifie d’abord « mettre à l’épreuve », « éprouver par le malheur, les contrariétés … » ; puis « attirer au mal, chercher à séduire, à corrompre, tenter » ex. tentari a diabolo ; et enfin « tenter Dieu, provoquer sa patience ». Tentatio signifie : « épreuve par les soucis, les souffrances, l’adversité » ; « adversité, tribulation, châtiment » ; « tentation venant de l’intérieur ou de l’extérieur, excitation, entraînement au péché » et, là seulement, référence est faite dans les dictionnaires à Mt 6,13 et Lc 4,13. Dans le vocabulaire chrétien, c’est ce sens qui s’est imposé notamment en français où le plus souvent tentatio signifie tentation par le Malin. Alors que dans l’usage courant, le terme n’est pas toujours utilisé en mauvaise part : on peut être tenté de partir en voyage, de faire un achat et même d’accomplir une bonne action !
Commentant le Notre Père dans le De oratione dominica, catéchèse destinée aux nouveaux baptisés après le rite de la traditio du Pater, saint Cyprien, à Carthage, au milieu du IIIe siècle utilise une formule latine antérieure de plus d’un siècle à la Vulgate, et dit : « Selon l’enseignement du Seigneur il est nécessaire que nous disions ensuite dans la prière : « Et ne souffre pas que nous soyons induits en tentation – et ne patiaris nos induci in temptationem ». Cette phrase montre que l’Adversaire ne peut rien contre nous sans la permission préalable de Dieu. Toute notre crainte, notre piété, notre vie religieuse doivent être orientées vers Dieu, puisque dans les tentations le Malin n’a aucun pouvoir si ce n’est celui qui lui est donné […] Mais ce pouvoir est donné contre nous à double fin : soit pour nous punir lorsque nous avons péché, soit pour nous éprouver en vue de notre glorification. » (loc. cit. 25-26, trad. M. Réveillaud). En fait trois formules sont attestées en Afrique à cette époque. Tertullien au début du siècle dit : ne nos inducas in temptationem (De oratione, 8, 1) et Augustin écrit plus tard : « Nous-mêmes disons à Dieu : Ne nos inferas in tentationem … Mais plusieurs fidèles prient ainsi : Ne patiaris nos induci in tentationem ; c’est ce qu’on peut lire en de nombreux manuscrits et le bienheureux Cyprien a suivi cette lecture » (De dono perseverantiae, 6, 12). Si Jérôme adopte la même lecture que Tertullien, Ambroise suit le texte de Cyprien (De sacramentis, 5, 29) et Hilaire de Poitiers n’en est pas loin quand il écrit : « nous abandonne pas dans la tentation : non dereliquimus nos in temptatione » (Tract. In Ps. 118).
Nous voyons donc que dans les formules qui avaient cours aux IIIe-IVe siècles dans l’Occident chrétien, le terme tentatio, même au sens qu’il a pris d’excitation au péché par le Malin, garde aussi son sens de mise à l’épreuve permise par Dieu. Dans le contexte de la persécution en 250, la mise à l’épreuve majeure était la tentation d’apostasie, mais aussi la tentation de l’orgueil pour certains confesseurs qui usurpaient des prérogatives qui étaient celles de l’évêque. Cyprien ajoutait donc : « Quand nous demandons de ne point venir en tentation, nous sommes donc rappelés au souvenir de notre insuffisance et de notre faiblesse afin que personne ne s’élève avec insolence, que nul ne s’enorgueillisse présomptueusement, que nul ne s’attribue la gloire de sa confession et de sa passion. Le Seigneur a lui-même enseigné l’humilité […] Si on commence par une confession humble et soumise, et que l’on attribue tout à Dieu, quelle que soit la supplication qu’avec crainte et révérence on lui adresse, dans sa bonté il l’exauce » (Ibid. 26).