Le 8 février 2013, un jeune marocain investit, drapeau en main, la statue du généralissime vainqueur de Lépante et enfant du pays, Don Juan d’Autriche, à Ratisbonne. Véritable revendication politique, trois heures durant – presqu’autant que la célèbre bataille − il a parlementé avec la police pour exiger le retrait de cette effigie guerrière écrasant une tête de turc, tel saint Georges le dragon, ou comme la Vierge Marie, le serpent. En quoi ce fils naturel de Charles Quint gêne-t-il, plus de cinq siècles après sa victoire, un jeune musulman ? Les Anglais viennent-ils exiger l’annulation des fêtes de Jeanne d’Arc à Rouen ou Orléans ?
Il faut dire qu’il y eut réellement un avant et un après Lépante. Invincible, la flotte ottomane venait de prendre Chypre dans l’été 1571 et menaçait ouvertement désormais une vieille Europe divisée. Tournée sur elle-même, désintéressée de ses frères dans la foi qui périssaient asservis par l’Infidèle au coutelas entre les dents, cette terre de chrétienté ne voyait que très marginalement le danger poindre. Les princes très chrétiens se disputaient l’hégémonie, se jalousaient les faveurs et les titres, alors qu’aux marges la Chrétienté s’effondrait. Cent cinquante ans plus tôt Constantinople tombait. Puis ce fut au tour de Venise d’être sérieusement menacée après une incursion remarquée de Soliman le Magnifique devant Vienne en 1529.
Lépante reste encore aujourd’hui le choc de deux civilisations avant d’être la victoire provisoire de l’une sur l’autre. Deux mondes, deux cultures radicalement différentes qui s’opposaient depuis des siècles sur leurs marges, l’une prenant le pas sur l’autre, la plus ancienne reconquérant parfois ses droits ancestraux. Mais à l’automne 1571, le monde pouvait basculer et le croissant risquait bien de dominer la croix. Uni sous la contrainte dominatrice mais victorieuse des Ottomans, le monde islamique faisait corps, au-delà de ses divergences traditionnelles, tandis que la Chrétienté se déchirait de plus belle avec la crise luthérienne. Sans un sursaut identitaire et unitaire, la civilisation chrétienne risquait d’être engloutie. Le véritable miracle de Lépante est avant tout celui de ce réveil profond de la Chrétienté qui a su dépasser ses querelles intestines pour reconnaître et défendre ce qui précisément en faisait son unité, une civilisation fondée sur l’Evangile. Mais ce ne fut pas sans mal. Il fallut l’énergie d’un homme, celui qui précisément était le garant par excellence de cette civilisation et de son unité, pour venir à bout des réticences, des querelles et de l’orgueil des préséances qui laminaient alors le monde chrétien. Le pape, du haut de son ministère pétrinien, sacrement d’unité et garant de la foi et du message du Christ, a harcelé les cours d’Europe de ses missives jusqu’à ce qu’elles fassent taire leurs différends et s’unissent en une armée au service non pas de la défense d’un territoire, mais de la survie d’une civilisation. Artisan d’unité, saint Pie V réussit l’exploit de réunir l’ensemble de la Chrétienté sous la bannière du Christ. Sans commune mesure avec les croisades qui voulaient libérer le tombeau du Christ et permettre aux fidèles de s’y rendre en sécurité, cette nouvelle unité chrétienne entendait réaffirmer haut et fort son attachement au Christ et à son message, inscrit dans une civilisation plus que millénaire. Comment expliquer un tel miracle ? Car l’unité est toujours un miracle instable. Dominicain avant tout, le pape est pétri d’une profonde dévotion à Marie et au rosaire que son père fondateur a donné à l’Eglise. Confiant en la puissance de cette prière des pauvres, il demande à toute la Chrétienté de prier quotidiennement le chapelet pour le salut de la civilisation fondée sur le Christ et portée par sa mère. Par obéissance au souverain pontife, la prière mariale s’est répandue et a recouvert la vieille Europe de son manteau étoilé, si bien que, telle la Vierge de l’Apocalypse, Marie semble avoir écrasé l’ennemi sous son pied. C’est en tout cas vers elle que le pape se tourne ce 7 octobre 1571 après 17h, alors que de la fenêtre de son bureau il contemple en vision l’issue heureuse du combat.
Désormais symbole de la victoire de la Chrétienté sur toute autre civilisation qui voudrait la détruire, la bataille de Lépante reste d’une vibrante actualité tant les tensions qui ont précédé cette bataille semblent se retrouver aujourd’hui. Autre temps, autres mœurs, certes, mais l’arme reste la même et c’est bien ce qui inquiète ceux que ce symbole dérange et qui sont autrement plus nombreux et plus disparates que ce jeune marocain de Ratisbonne.