FIGAROVOX/TRIBUNE – La Cour européenne des droits de l’homme a jugé irrecevable la requête introduite en 2015 par des maires refusant de célébrer les « mariages pour tous ». Grégor Puppinck regrette que les juges, pourtant prompts à s’emparer des requêtes concernant la GPA, ne se soucient pas davantage de défendre la liberté de conscience.
Grégor Puppinck est docteur en droit et directeur du Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ). Il est membre du panel d’experts de l’OSCE sur la liberté de conscience et de religion. Il est l’auteur d’une étude sur l’objection de conscience et les droits de l’homme, publiée aux éditions du CNRS en 2016. Prochain livre à paraître: Les droits de l’homme dénaturé, Le Cerf, novembre 2018.
Un simple courrier, signé par un seul juge et sans justification: c’est ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a déclaré irrecevable la requête introduite en 2015 par 146 maires et adjoints au maire refusant de célébrer des mariages entre personnes de même sexe. La presse a d’ailleurs été informée de cette décision avant même les requérants, ce qui montre bien le caractère politique de la décision en elle-même.
Ces maires ne prétendaient pourtant pas empêcher de tels mariages dans leur commune, ils demandaient seulement à ne pas être contraints de les célébrer eux-mêmes, sachant que tout élu municipal, et même le préfet, peut célébrer les mariages. C’est donc leur conviction elle-même quant à la nature du mariage qui est condamnée.
Ce jugement expéditif et arbitraire est d’autant plus révoltant que plus de 20 000 élus municipaux français, dont de nombreux maires, se sont déclarés opposés à la célébration de mariages entre personnes de même sexe. Ils n’ont plus qu’à démissionner ou à attendre d’être condamnés à des peines pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende. Ils sont ainsi jetés en pâture aux associations LGBT qui pourront les poursuivre en justice et leur faire payer, au sens propre, leurs convictions.
Certes, dans une précédente affaire de 2013, la CEDH avait déjà validé le licenciement pour faute d’une employée de mairie en raison de son désir de ne pas être affectée à la célébration des unions civiles homosexuelles. Mais la Cour avait néanmoins admis que la conviction de cette femme bénéficie de la protection accordée par la Convention européenne des droits de l’homme à la liberté de conscience et de religion et que «l’État a l’obligation positive d’assurer le respect de ce droit».
La CEDH ne s’embarrasse plus d’une telle précaution dans ce cas et rejette le recours sans autre forme de procès.
Les décisions adoptées par «juge unique» sont les moins importantes car manifestement irrecevables aux yeux de la Cour. Elles sont en fait préparées par de simples juristes et signées «à la chaîne» par un juge qui, bien souvent, n’a pas même le temps de lire le dossier. Elles ne sont pas publiées et tombent dans l’oubli.
A contrario, la Cour accorde un traitement prioritaire aux affaires soutenues par les ONG et militants LGBT. En mars 2018, une requête d’un couple ayant eu recours à une mère porteuse à l’étranger a été communiquée au gouvernement français seulement 27 jours après son introduction. Ce délai exceptionnel témoigne du deux poids, deux mesures dont certains juges font preuve sur les questions de société.
La Cour est d’ailleurs incohérente avec sa propre jurisprudence. Elle avait déjà accepté de juger, parfois même en Grande Chambre, des affaires d’objection de conscience à la chasse, à l’inscription à la sécurité sociale, au paiement de l’impôt et même au fait, pour un détenu, de devoir se raser. On ne saurait prétendre que l’affaire des maires soit insignifiante, alors même que les cours suprêmes des États-Unis puis du Royaume-Uni viennent de rendre coup sur coup des décisions retentissantes donnant raison à des artisans pâtissiers refusant de fabriquer des gâteaux de mariage pour des couples d’hommes!
L’affaire des maires est évidemment de première importance, et le choix de la Cour ne peut pas s’expliquer autrement que par la volonté de la minimiser. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que cela arrive. Les cas sont innombrables de médecins, infirmières, employés, fonctionnaires, sages-femmes, magistrats, pharmaciens, chercheurs, enseignants qui ont été licenciés, voire condamnés pénalement, pour avoir critiqué ou refusé d’accomplir des pratiques jugées autrefois immorales et interdites. Certains ont saisi la Cour européenne: ils s’appellent Ferrin-Calamita, Ladele, Pichon, Sajous, McFarlane, Diez, Grimmark, Steen, etc. Mais à ce jour, aucun d’entre eux n’a eu gain de cause. La Cour européenne a ainsi rejeté, parfois même sans examen approfondi, la requête d’un magistrat espagnol destitué et condamné pour avoir tardé à confier un enfant pour adoption à un couple de femmes, celle d’un médecin en grave dépression ne supportant plus de devoir pratiquer des diagnostics prénatals eugéniques, celle d’un conseiller matrimonial licencié après s’être déclaré incapable de conseiller sexuellement les couples homosexuels, etc. Combien de vies professionnelles détruites!
À titre d’illustration, en 2014, la Cour a rejeté, sans fournir d’explication, le recours de 305 familles espagnoles condamnées pour avoir refusé de soumettre leurs enfants à un cours de «citoyenneté» imposé par le gouvernement Zapatero à toutes les écoles, parce qu’elles le jugeaient indécent et idéologique. Plus de 50 000 familles avaient alors objecté avec le soutien des évêques catholiques! Elles aussi furent condamnées au nom de la «tolérance» et du «vivre ensemble» par une idéologie qui ne supporte pas la contradiction.
En fait, le progressisme s’avère intrinsèquement répressif et s’est d’ailleurs toujours présenté comme tel, comme marchant sur les cadavres des attardés du «progrès de la conscience humaine». Depuis qu’il a retrouvé quelque vigueur en faisant des réformes «sociétales» son nouvel horizon, le progressisme révèle de nouveau son intransigeance et actualise le mot d’ordre de la Terreur: «Pas de liberté pour les ennemis de la liberté».
Les «nouveaux droits» progressistes entrent en effet en collision avec les droits naturels: le droit à l’enfant se heurte aux droits de l’enfant, le droit à l’avortement ou au suicide assisté se heurte au droit à la vie, le droit au «mariage pour tous» se heurte à la liberté de conscience. Du point de vue progressiste, plus un droit est antinaturel, c’est-à-dire contraire à la nature humaine, plus il est perçu comme une haute manifestation de la liberté de l’homme, et plus il est élevé dans la nouvelle hiérarchie des droits. Inversement, les droits simplement naturels – respect de la vie, de la conscience, des droits parentaux, d’être élevé par ses parents – sont rabaissés, moins protégés car ils découleraient d’une conception plus «primitive» de l’homme.
Cette nouvelle décision de la CEDH ouvre la porte à des condamnations en série d’élus municipaux à l’instigation de militants de la cause LGBT. Le seul motif donné par la Cour à l’appui de sa décision serait que les élus agissent au nom de l’Etat, comme officier d’état civil, et non pas comme «particulier». On ne voit toutefois pas en quoi cela annihilerait leur conscience. C’est ce même argument qui est utilisé dans toutes les dictatures pour mettre au pas l’administration, et c’est contre lui que la liberté de conscience a été réaffirmée après-guerre.
La liberté de conscience est le fondement de toute liberté et de toute véritable démocratie, surtout lorsqu’il s’agit de la conscience des élus. Plus que jamais, il est choquant de voir cette instance oser se définir elle-même comme «La Conscience de l’Europe» ; l’unique conscience conviendrait mieux aujourd’hui. Et quel triste paradoxe de voir cette Cour, qui se prétend pourtant gardienne du pluralisme, contribuer ainsi – avec toute la force du droit – à l’imposition des nouveaux dogmes de la bien-pensance.
Par cette nouvelle décision, des juges de la Cour confondent, une fois encore, les droits de l’homme avec l’idéologie libérale-libertaire, et laissent l’État l’imposer par la force. Jamais les rédacteurs de la Convention européenne n’auraient eu l’indécence d’imaginer un seul instant que leur texte puisse un jour servir à imposer de telles iniquités. L’idéologisation des droits de l’homme est devenue aujourd’hui, et c’est terrible de devoir le dire, la principale menace qui pèse sur la Cour elle-même. Elle est aussi la principale cause de sa critique, légitime et nécessaire.
Il faut être un idéologue forcené pour ne pas voir que cette direction conduit tout droit à la catastrophe. La prochaine remise en cause de la Cour pourrait survenir dès le 25 novembre prochain, à l’issue de la votation par laquelle le peuple Suisse est invité à instaurer la primauté de sa constitution sur les jugements de la Cour de Strasbourg, comme le fit la Douma Russe en 2015.
Quel gâchis!