Faut-il encore reparler du Téléthon ? La question soulevée en 2006 par l’observatoire du diocèse de Toulon et remise sur le tapis par la décision de enseignement catholique de Lozère, mérite d’être élargie. L’ambiguïté du Téléthon se retrouve à plus d’un endroit de la société. Bien des organismes, bien des entreprises, bien des lois ont tout à la fois des conséquences bonnes et mauvaises. La polémique autour du Téléthon pourrait donc être généralisée à l’ensemble des entreprises humaines litigieuses. Au fond quelle est la question ? Toujours la même. L’action entreprise nous conduit-elle vers le bien ou non ? Conduit-elle celui qui la réalise et conduit-elle celui qui en bénéficie ? Au fond, il ne saurait y avoir d’autre question. Une fois dit cela, tout reste cependant à faire, car chaque situation est unique.
Il appartient, en effet à chacun de prendre seul face à lui-même, c’est-à-dire en conscience, la décision qui engagera, devant les hommes et devant Dieu, sa responsabilité. Nous avons souvent tendance à nous réfugier derrière la société et par là même à nous excuser de ne pas faire les choix que nous voudrions, parce que le monde est ainsi fait. Mais en réalité, la société en tant que telle ne pose pas d’acte, c’est toujours un homme en tant que sujet qui, au sein de cette société, pose un acte, prend une décision. Que cette décision soit personnelle, collective ou au nom de la communauté, de la société, de l’État, ne change rien au fait que ce n’est pas la société qui agit, mais un homme ou un ensemble d’hommes. Au final, c’est toujours MOI qui pose un acte et qui en suis responsable. J’aurai beau accuser la société, elle n’ira jamais répondre devant un tribunal. C’est moi qui serai face au juge, face à mes enfants, face à mes proches, face à Dieu, pour répondre de mes actes.
Seul l’homme a la capacité de faire des choix libres et conscients. L’animal fera un choix d’ordre vital et réflexe. L’homme, lui, fait un choix d’ordre moral. La morale n’est pas le catalogue de ce qui est permis ou non, de ce qui est bien ou mal. La morale est d’abord le chemin qui ouvre à la Béatitude. La morale ne nous situe pas dans l’ordre du bien et du pas bien, elle balise un chemin de liberté en vue de ce qu’Aristote appelait la Félicité. Ce que regarde la morale ce n’est pas le mal, le péché, le défendu, ni même le bien, le juste, le permis, tout cela n’est qu’étape et moyen. La morale est tendue vers le but, vers la réalisation ultime, le Bien qui comblera l’homme. La morale ne regarde pas à ses pieds pour ne pas trébucher. La morale ne se regarde pas elle-même pour se dire “tu es bien, tu n’es pas bien”. La morale reste les yeux rivés sur ce bien qui l’épanouira, elle ne voit que lui et le monde à travers lui. La morale, en définitive, c’est la lumière qui jaillit du Bien et qui éclaire le chemin de celui qui regarde ce Bien.
L’humanisme chrétien est un des rayons de cette lumière. Nous avons tendance à inverser notre conception du monde, de la morale et donc de notre agir quotidien. Notre tendance, en effet est de regarder où l’on met les pieds, de regarder à droite ou à gauche, pour voir ce qu’il y a à côté. Par cette attitude nous restons fermés sur nous-mêmes et sur le monde. Nous restons attirés par le monde et ses multiples tentations. Le monde est finalement NOTRE référent, notre étalon de mesure à l’aune duquel nous jugeons le monde et nous-mêmes. Nous avançons, pas à pas, timidement, en espérant ne pas tomber, ne voyant que nos pieds et les obstacles, tenant à la force du poignet la route qui nous conduit vers l’inconnu. Si au contraire nous levons les yeux droit devant, l’inconnu devient connu et il éclaire notre route. Ce ne sont plus les obstacles et nous-mêmes qui nous servent de repères ou de quotidien, mais la destination qui nous attire. Ce but ultime qui guide nos pas nous permet d’identifier la route et donc les moyens à prendre pour parvenir à notre fin. Dès lors la question n’est plus, comment ne pas tomber, mais comment avancer droit devant ? Ce qui change radicalement la perception du monde, de notre relation au Bien et donc de notre agir dans le monde.
L’agir pour l’éthique ne consiste pas à éviter ce qui est mal, mais résolument à s’attacher au bien. Voilà pourquoi un bien ne peut jamais justifier un mal. Nous ne pouvons, sous couvert d’obtenir quelque chose de bien, commencer par une action mauvaise. Aussi, face à ces questions actuelles, comme dans l’agir quotidien, la question première qui se pose est celle du rapport au Bien ultime qu’est la vie du bienheureux, cette Félicité aristotélicienne et la question qui suit immédiatement est celle du bien intermédiaire qui permet d’atteindre ce Bien ultime. Pour répondre à cette seconde question, il faut garder à l’esprit la nécessité du Bien Commun. Ce que nous faisons de bien à un endroit ne doit pas entraver le bien qui se fait à un autre endroit. L’agir de tout homme ne peut se faire, volontairement, au détriment d’une partie de la société.
Tenons enfin que le Bien Commun de toute la communauté humaine, pour le chrétien, c’est la vie en Dieu et ultimement la Vision Béatifique. Ce qui signifie que l’action des chrétiens dans le monde doit prendre en considération les problèmes et les souffrances de ce monde, SANS hypothéquer la vie du monde avenir. Autrement dit, le chrétien doit avoir à cœur de sans cesse préparer les voies du Seigneur et ne pas rajouter, sous couvert de générosité, des obstacles sur la route. Or certaines complicités passives, certaines cautions, même partielles, sont autant d’embûches sur la route vers le Ciel, ne serait-ce que par la confusion qu’elles suscitent.
Il y a donc bien des situations, des entreprises ou des politiques qui mériteraient d’être ouvertement condamnées, afin de clarifier le chemin. Mais, si dénoncer est indispensable, il faut également proposer. Dénoncer les dérives du Téléthon est nécessaire, il me semble. Mais qu’est-ce que les chrétiens si prompts chevaliers blancs ont à proposer ? Il ne suffit pas d’être contre, il ne suffit pas de dénoncer, il faut être pour une autre voie, il faut proposer une alternative concrète. C’est du reste le sens de la finale du message de Mgr Rey en 2006, appelant à donner ailleurs. Les discours ne servent à rien s’ils ne sont pas assortis de réalisations concrètes. Réalisations empreintes de l’Évangile, en vue du bien et fondée sur un bien, afin de ne pas mettre en péril le Bien Commun, ni le Bien éternel.