“Sodoma, de Fréderic Martel : distinguer les faits relatés et la démarche militante”

“Sodoma, de Fréderic Martel : distinguer les faits relatés et la démarche militante”

FIGAROVOX/TRIBUNE – Le Frère Thierry-Dominique Humbrecht propose une lecture critique de «Sodoma: enquête au coeur du Vatican» de Frédéric Martel. Selon ce théologien dominicain, le livre aux révélations choc est aussi un ouvrage systématique et militant, qui entend contraindre l’Église à évoluer sur la question de l’homosexualité.


Thierry-Dominique Humbrecht est un religieux dominicain, écrivain, théologien, philosophe, lauréat de l’Académie des sciences morales et politiques. Il est l’auteur de nombreux livres, dont le dernier, L’avenir des vocations, est paru en 2017 (éd. Parole et silence).


Autre chose de parcourir les premiers comptes rendus de presse parus sur Sodoma. Enquête au cœur du Vatican, de Frédéric Martel, autre chose de lire soi-même ce livre jusqu’à la dernière page. Le choc tient plus aux analyses qu’aux faits.

Quels que soient sa peine, son dégoût ou son éclat de rire, le lecteur, catholique ou non, est invité à discerner ce qui doit être entendu et ce qui peut être discuté.

Des faits, des interprétations

Au-delà du formatage du livre, entre volonté de scandale et activisme gay, il est inutile d’ergoter sur les faits révélés par l’enquête de Sodoma. Des exagérations ont déjà été signalées, surtout celles qui impliquent certaines personnes au-delà du raisonnable. Elles théâtralisent la jubilation de l’auteur à montrer ce qu’il montre, même si le théâtre est tout autant et d’abord dans la salle. Peu importe, ce n’est pas ici le problème. Accordons en bloc ce qui outrepasse notre compétence. Des situations sont décrites, des personnes impliquées, des procédés dénoncés, d’innombrables conversations rapportées. Même la moitié ou le quart suffiraient à nourrir l’événement et à faire pleurer les pierres. Inutile aussi de surenchérir sur le consternant, sinon sur l’étonnant. La question est plutôt d’élucider certains principes interprétatifs du livre de Frédéric Martel.

Il suffit de nommer de tels prismes d’interprétation pour ramener un peu de distance.

Le talent de l’auteur est incontestable depuis notamment Le rose et le noir. Les homosexuels en France depuis 1968 (Seuil, 1996), avec cette sorte d’acuité propre aux acteurs-observateurs du monde homosexuel depuis Proust, en passant par Michel Foucault, cette intelligence au scalpel qui ouvre toutes les plaies et diagnostique toutes les maladies mais sans les soigner. Avec aussi un style qui sait tenir en haleine. Néanmoins, cette sorte d’ivresse déshabilleuse propulsée sur 600 pages s’épuise quelque peu à partir de la seconde moitié, avec même des répétitions, tout cela finissant par trahir les ficelles de la narration et des procédés argumentatifs.

Davantage, il arrive à l’auteur d’empiéter sur des domaines qui ne sont pas ceux de sa discipline. Il constelle son enquête de principes philosophiques ou de leçons théologiques. Là, il révèle des intentions autres que de décrire (les quatorze règles de Sodoma, établies les unes après les autres). Ces leçons se revêtent d’une autorité morale, mais bien sûr sur fond de subversion, c’est-à-dire d’inversion délibérée des critères de vérité, avec aussi une récupération de la frange la plus libérale de l’Église, le pape François en tête, pour faire avancer celle qu’il appelle de ses vœux, la cause homosexuelle dans l’Église.

Il suffit de nommer de tels prismes d’interprétation pour ramener un peu de distance. Chacun ensuite en pense ce qu’il veut.

Miroir déformant et méconnaissance du christianisme

Martel dépeint comme un système toutes sortes de complicités. L’homosexualité en est la base: l’activité homosexuelle elle-même, étalée chez des ecclésiastiques qui ne sont pas censés s’y livrer ; les réseaux de copinage qui en sont la conséquence, entre corruption, couverture et chantage. C’est accablant mais hélas c’est humain.

Jusque-là, l’analyse ne fait que patauger dans ce qui est, du point de vue chrétien, un désordre, le péché, qui est de tous les temps, de tous les genres de vie et rencontré à tous les degrés. Quand, ce que nous souhaitons tous, les agressions sexuelles rendues publiques entraîneront partout la chute des réseaux de complicité, dans quel état se trouveront les milieux de la culture et du pouvoir? La prise de conscience collective de la condition des victimes et de la gravité des phénomènes de couverture, à tous les étages de nos sociétés et donc aussi de l’Église, ne fait que commencer.

Bien entendu, et c’est un point capital de son analyse, pour Martel ce n’est pas l’homosexualité qui est répréhensible (bien au contraire) mais l’hypocrisie qui la dissimule, tout en se fondant sur elle. Certes, la violence de tel discours contre les tendances homosexuelles d’une personne n’est qu’une apparente homophobie sur fond d’homophilie. Argument connu, parfois pertinent, de l’attraction-répulsion ; mais il devient une règle de discernement. Toutefois, il faut remarquer que Martel l’appliquait déjà à l’Église vingt ans avant son enquête sur le Vatican, comme un a priori interprétatif.

Les décisions morales de l’Église les plus opposées à la légitimation de l’homosexualité sont donc inspirées, selon l’auteur, par l’homosexualité de ses décideurs.

Plus profondément donc que le spectacle du vice, d’autant plus poivré et quelque part délectable qu’il s’incruste dans le lieu symboliquement suprême de la vertu, le Vatican, Frédéric Martel dénonce le système qui consiste chez les gens d’Église à prendre pour les autres des décisions qu’il juge homophobes, alors qu’ils sont eux-mêmes homosexuels pratiquants. La contradiction de leur comportement est patente. Néanmoins, on pourrait rétorquer qu’il s’agit peut-être moins d’hypocrisie que de misère. Mais le système, selon lui, touche bien plus à la structuration homosexuelle d’une morale qui se prétend opposée à l’activité homosexuelle. Le célibat, la chasteté, l’interdiction de l’homosexualité, deviennent, pour lui toujours, des effets de l’homosexualité elle-même, à la fois refoulée, pratiquée et structurante. Les décisions morales de l’Église les plus opposées à la légitimation de l’homosexualité sont donc inspirées, selon Martel, par l’homosexualité de ses décideurs.

C’est là où il faut opposer à l’auteur l’Évangile. Le Christ invite tout un chacun à la vertu de chasteté, l’équilibre de son activité affective et sexuelle en vue d’un don d’amour. Il en invite certains à la continence, et offre à la fois les moyens de la grâce pour y parvenir et un chemin de croix pour y avancer. Le fait que de hauts représentants de l’Église n’y parviennent pas n’invalide pas le principe, et n’autorise pas non plus à tout permettre. L’auteur n’admet pas les raisons de ces dispositions du Christ (outre le fait qu’il déclare ne pas croire, ce qui est son droit), et donc les motivations de ceux qui lui donnent leur vie. Ne restent pour lui que le refoulement ou la double vie. Ce miroir déformant, qui applique à tous les carences de quelques-uns, est une faute de méthode (avec un usage parfois lourd de la psychanalyse), une méconnaissance du christianisme et donc frise l’injustice.

Fatalité ou progrès

À notre sens, le fond de l’affaire relève de l’éthique de la culture homosexuelle: la fatalité. On est comme on est, on ne peut rien y changer. Il faut s’accepter. Ce n’est pas pour rien que Foucault a développé tardivement au profit de l’homosexualité une éthique aux accents stoïciens, où le bonheur consiste à assumer ce qu’on n’a pas choisi, et à se créer ainsi une vie revendiquée.

Le christianisme propose autre chose que la fatalité: une vie de conversion, le travail des vertus, l’affinement de son humanité, et le pardon des péchés, toujours répété. La grâce est plus libératrice qu’une émancipation sur fond de nécessité.

La culture gay parle d’être et donc de résignation, la foi chrétienne parle d’actes posés et donc de progrès. Là, une éthique fait face à une autre.

Pour l’auteur, le fait de contester son analyse prouve que l’on souffre du problème qu’il dénonce.

Martel dépouille l’éthique chrétienne de sa légitimité, selon un système circulaire et donc totalitaire: pour lui, le fait de contester son analyse prouve que l’on souffre du problème qu’il dénonce.

Nature ou «contre-nature»

Martel surtout laisse percer l’esprit de subversion en détournant l’idée de ce qui est «contre-nature»: ce n’est plus l’homosexualité mais le célibat ecclésiastique. L’argument est aussi habile que spectaculaire, mais il sonne faux. D’abord, il prend à nouveau la posture de la prescription sur ce que l’Église doit penser. Devenu lui-même magistériel, il déborde. C’est le côté militant du livre, qui va donc plus loin qu’une enquête sociologique. Il passe du fait au droit.

Ensuite, et c’est amusant, il réintroduit à son profit l’idée de nature, dont le débat sociétal nous a appris à nous passer, notamment du fait du mariage homosexuel… Serait-ce qu’il y a une nature, finalement? Le paradoxe est savoureux, mais il est aussi stratégique, car il prêche, c’est le cas de le dire, pour «la paroisse».

Martel propose en définitive une morale, quelque peu inquisitoriale.

Deux conceptions de la nature risquent alors de s’affronter: l’une, classique, d’une finalité de la vie humaine inscrite dans le corps autant que dans la liberté ; l’autre, contemporaine, d’une considération des pulsions et des désirs individuels, comme devant être satisfaits. Au moins serait-il passionnant de rouvrir ce débat capital. La pensée dominante en est-elle capable?

Double prisme proustien

Martel propose en définitive une morale, quelque peu inquisitoriale. Il veut faire sauter le dernier verrou de résistance, le discours de l’Église catholique, face à une homosexualité devenue conforme aux bonnes mœurs: «Le Vatican est le dernier bastion à libérer!». Il contribue ainsi à l’institution d’une nouvelle norme, et à l’annihilation des anciennes. Certes, son enquête semble lui faciliter la tâche, en tant qu’elle déconsidère ceux qui sont censés lui résister…

Peut-être se laisse-t-il toutefois emporter par ce que j’appellerai le prisme proustien, qui est à double foyer. Ce prisme considère que tout le monde est homosexuel ou presque, surtout ceux qui le cachent. De plus, il explique la totalité des actions humaines par cette homosexualité généralisée et dissimulée.

Certes, ce double prisme éclaire crûment certains arcanes comportementaux, mais son emploi systématique réduit un peu trop les champs de vérité. Unilatéral et même obsessionnel, il est exagéré et donc peu scientifique.

Par exemple, en tant que l’auteur réduit à une homophilie plus ou moins sublimée les amitiés intellectuelles chez Jacques Maritain, il se trompe historiquement et assez grossièrement: le philosophe français était loin de n’inviter chez lui que des artistes homosexuels, fût-ce pour œuvrer à leur conversion et à ne pas y réussir. Mais Martel ne retient que ceux qui l’étaient: envahissement de son champ de vision, élimination de ce qui n’en fait pas partie, explication unilatérale des faits .

Mais il faut se souvenir que, du point de vue de la culture homosexuelle, pour reprendre le titre d’un autre ouvrage de Martel, «la révolution gay change le monde» . Il est donc vain, selon lui, de s’y opposer. À l’en croire, tous les papes qui ont essayé ont échoué, c’est même pour cela que l’un d’entre eux a démissionné… Ce livre est celui d’un combat planétaire, celui de la légitimation morale de l’homosexualité, entre promotion politique et décrédibilisation des instances qui s’y opposent encore.

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