Nous sommes en 1941, en pleine seconde guerre mondiale. Période ambiguë à plus d’un endroit pour les compositeurs, période d’une douleur sans précédent qui va incontestablement marquer un tournant dans l’esprit des compositions musicales et artistiques. Francis Poulenc, auteur de foi, engagé dans l’écriture musicale catholique est déjà internationalement reconnu. Il appartient aux compositeurs résolument contemporains et participe aux nouveaux courants innovateurs en matière musicale. C’est bien dans cet esprit novateur et tout à fait d’actualité dans le contexte musical d’alors, qu’il compose un Salve Regina aux couleurs fortement médiévales. Pourtant, s’il revient, comme d’autre à l’esprit modal, l’écriture de ce Salve est tonale. Et c’est cette double inspiration (tonale et modale) qui nous donne dès l’introduction, la clef d’interprétation de ce Salve si déconcertant de prime abord.
Déjà savoir que le morceau est en sol mineur nous indique l’esprit général, un esprit de malaise, de déplaisir, d’inconfort. C’est donc le sens de la prière de Poulenc, c’est une prière dans un moment de souffrances, de perturbations, de trouble. Nous sommes loin de la sereine prière du soir des moines avant d’aller dormir.
Et pourtant ! Le système tonal possède de nombreuses richesses. Pour faire court, une gamme avec si bémol et mi bémol peut être à la fois une gamme de sol mineur, comme ici ou une gamme de si-bémol majeur. Il n’y a qu’une seule différence, la gamme de sol mineur aura en plus écrit non pas au début mais dans le morceau un fa-dièse.
Or, le fa-dièse n’apparaît qu’à la cinquième mesure, c’est-à-dire juste avant le n°1, juste avant que le morceau commence. Les cinq premières mesures avant n°1 sont une introduction, avant le discours de Poulenc, discours que nous avons identifié conne plaintif. Or tant que nous n’avons pas le fa-dièse nous n’avons que les notes du si-bémol majeur, ce qui donne cette ambiance plus sereine, car si-bémol majeur est la tonalité de l’amour serein. Ce qui veut dire qu’au cœur d’une tonalité de malaise, Poulenc place l’amour serein et l’espérance en un avenir meilleur et ce au-début de son œuvre.
Ainsi donc il nous faut faire ressortir dans l’interprétation cette espérance et cette confiance amoureusement filiale. D’où un chant serein et mélodique, posé et calme. Ces cinq premières mesures sont une interpellation sereine à la Vierge. Après le salut tendre qui s’élève (la gamme est ascendante ce qui est un principe médiéval) l’appel est lancé sur la note principale de la gamme (sol) à l’octave ( mesure 3), comme un cri jeté vers le ciel. Comme ce cri est lancé par la note principale, cela signifie qu’il faut l’appuyer, même si aucun signe ne vient le renforcer, C’est logique dans le discours musical. Mais comme nous sommes encore dans l’esprit serein, ce cri n’est ni dissonant ni hurlé, il est posé. Mais l’esprit commence à changer mesure suivante. Poulenc va utiliser un autre principe renaissance et baroque pour s’exprimer. Le silence mesure 6 exprime une rupture et souvent la mort. La mort alors que suit le mot vita. Mais remarquez, autre procédé renaissance, il s’agit du même motif mélodique et harmonique (les mêmes accords) que la mesure 5, mais le rythme n’est plus le même il est écourté sur le sol initial. En deux mesures la prière va perdre son aspect serein et devenir inquiète. Les prémices sont sur ce sol noire devenue croche après un silence. Ils vont aboutir sur le fameux fa-dièse que l’on attendait et qui va installer vraiment le sol mineur de la complainte, juste avant le n°1.
Le salve de la mesure 6 fait échos au salve d’ouverture. Dans une gamme deux notes sont importantes, ce sont elles qui indiquent les respirations, disons les ponctuations des phrases musicales. Ce sont la première et la cinquième note, c’est-à-dire pour nous sol et ré. Or la première note du morceau, le premier salve est sur un accord de sol, la dernière note du second salve qui conclut l’introduction et donc ouvre le morceau lui-même, c’est dire la prière de Poulenc, est un accord de ré (note des basses et ténors, les deux voix de l’époque médiévale) Pour nous cela signifie que nous avons sur ces six mesures une unité de la première à la dernière note. Le salut d’ouverture vise la prière du n°1, mais il s’adresse à une mère aimante. L’interprétation doit donc rendre à la fois la confiance amoureusement sereine et cette lente progression vers la demande du souffrant.
Tout dans la mesure 6 nous indique que la phrase est finie. La cadence conclusive (l’enchainement de l’accord de sol avec l’accord de ré) et le silence qui suit. Toutefois, ce n’est pas un point finale, mais une forte respiration, on pourrait dire ce sont les deux points avant le discours ( : ) En effet, la note fa-dièse (dite sensible) introduit un accord instable et crée une tension qui naturellement demande à être apaisée sur le sol (note immédiatement après) Or l’accord suivant est un accord de sol. Donc l’instabilité irrésolue de la fin de la mesure 6 empêche de conclure totalement la phrase, il faut donc rendre cette ouverture (les deux points ouvrez les guillemets). Après l’appel serein qui n’est autre qu’une contemplation de la pureté céleste de Marie, le trouble prend le suppliant qui reprend haleine et commence à crier sa douleur. L’ambiance au n°1 change radicalement et ce changement a été amené peu à peu par les mesures 4 et 6. Mesure 4 c’est le rythme qui indique un changement, mesure 6 c’est l’harmonie (les accords)
Voilà donc une prière qui part du cœur même des hommes, blottis sous les pans du manteau serein de Marie, Vierge de douceur, porteuse d’espérance.
Source Cyrano.net