Tout le monde connaît saint Martin de Tours (vers 316-397), ce soldat de l’Empire romain qui a donné la moitié de son manteau à un pauvre et qui est devenu l’un des patrons de la France. En 2016, la coïncidence du jubilé de la miséricorde et du 1700e anniversaire de la naissance présumée de saint Martin sur le territoire de l’actuelle Hongrie nous invite à redécouvrir cette grande figure de sainteté et sa postérité spirituelle dans la lumière de la miséricorde divine. Un tel rapprochement n’est pas artificiel, puisqu’en Orient saint Martin est désigné comme « le Miséricordieux ».
Cette année est aussi l’occasion de célébrer le 40e anniversaire de la communauté Saint-Martin. Fondée en 1976 par Mgr Jean-François Guérin, il s’agit d’une association cléricale de droit Pontifical, au service des évêques et de leurs diocèses pour exercer le ministère en communauté. Cette association de prêtres et de diacres séculiers s’efforce de vivre l’idéal de saint Martin pour le service pastoral des diocèses.
La démarche jubilaire ne relève pas d’une nostalgie du passé ou d’une vaine curiosité historique, mais d’un intérêt spirituel et apostolique. La mémoire chrétienne n’entend pas reconstruire l’histoire. Elle s’actualise donc sans cesse, puisant dans l’exemple de la vie des saints la conviction que tout baptisé est appelé à la sainteté selon sa grâce propre.
Faire mémoire de la naissance de saint Martin, c’est évoquer une destinée humaine, d’un soldat intrépide acceptant de déposer les armes de l’Empire pour endosser les armes de la lumière : le glaive de la Parole s’est substitué au sabre militaire. Sulpice Sévère, son disciple et biographe, écrit : « Tout en lui, son caractère, ses propos et sa conduite, sa religion même sont d’un soldat. Avec une fermeté parfaite, il restait semblable à celui qu’il avait été auparavant. » Martin est un homme au caractère trempé assumant avec courage et persévérance ses responsabilités. Sa formation militaire le prépare à mener toutes sortes de combats spirituels : contre Satan, contre les cultes idolâtriques et contre les hérésies insidieuses. Une lettre à Bassula (belle-mère de Sulpice Sévère) rapporte cette prière : « C’est un lourd combat que nous menons, Seigneur… En voilà assez des batailles que j’ai livrées jusqu’à ce jour. Mais si tu m’enjoins de rester en faction devant ton camp pour continuer, je ne me dérobe pas… Tant que tu m’en donneras l’ordre, je servirai sous tes enseignes. Mon courage demeure victorieux des années et ne sait point céder à la vieillesse. » Je ne me dérobe pas ! Telle est la vérité et la virilité de Martin tout au long de sa vie terrestre, jusqu’à son trépas où dans une ultime prière il s’adresse à Dieu en ces termes : « Je ne refuse pas le travail. Que ta volonté soit faite. »
Un moine missionnaire saisi par l’amour du Christ.
En évoquant la vie de saint Martin, nous nous approchons aussi d’un chrétien irrésistiblement attiré par le feu d’amour qui habite le Cœur du Christ. Le secret de Martin se trouve dans ce « buisson ardent » qui illumine son existence sans la consumer, qui la marque au fer rouge, la conquiert et la conforme à celle de Jésus-Christ, vérité définitive de sa vie. C’est son rapport au Seigneur qui le garde et le préserve, le rendant étranger aux gloires humaines. L’amitié avec le Seigneur le pousse à embrasser la vie avec la confiance du croyant sachant que ce qui est impossible à l’homme l’est pour Dieu. Martin est un homme brûlé intérieurement par le feu de l’Esprit.
Un évangélisateur au service des pauvres.
Cette flamme d’amour l’anime intérieurement pendant ces temps de solitude à Ligugé ou à Marmoutier où il est habité par un immense désir de Dieu. « Les yeux et les mains toujours tendus vers le ciel, l’âme invincible, il priait sans relâche » (Lettre à Bassula). Cette vive flamme rayonne de son ermitage et éclaire les chrétiens et les païens auxquels il annonce l’Evangile, comme un débordement de son cœur. Il évangélise par contagion d’amour. Sa solitude avec Dieu, telle une terre fertile, ne l’isole pas, mais engendre en lui une profonde communion avec tous et une réelle compassion envers les pauvres. Cette vive flamme réchauffe les pauvres tant à Amiens qu’à Tours par sa tendre charité : « Il n’y avait que le Christ sur ses lèvres, que la bonté, la paix, la miséricorde en son cœur. Qui donc fut affligé sans qu’il fût affligé aussi ? Qui a péri qu’il n’en ait gémi ? » (Lettre à Bassula).
La charité sacerdotale de Martin reste un très beau symbole.
« Ce jour-là, raconte Sulpice Sévère dans sa Vita Martini, fut troublée la solitude du Bienheureux Martin. » Avant même son arrivée à la sacristie, Martin rencontre un pauvre. Il demande à son archidiacre de faire le nécessaire, mais « le pauvre en question, voyant que l’archidiacre tardait à lui donner une tunique, fit irruption dans la sacristie ». Martin va donc donner son vêtement. En réalité, le trouble n’atteint guère le saint évêque. À la différence de l’archidiacre, c’est « sans nullement s’émouvoir » que Martin perçoit cet événement. Il rencontre Dieu dans la personne du pauvre. Ayant donné son propre vêtement, c’est en pauvre que Martin s’avance dans l’église pour offrir le sacrifice à Dieu. À la différence de l’acte de charité accompli à la porte d’Amiens (le demi-manteau offert au pauvre), Martin n’aide plus seulement le démuni ; il le rejoint dans son dénuement. Il ne se contente pas de vêtir le Christ de son manteau, il l’imite et le suit dans le dépouillement de la Croix. Sulpice Sévère rapporte l’apparition d’un globe de feu jaillissant alors de la tête du saint « avec un rayonnement lumineux, comme une très longue chevelure de flammes », signe de sa grande charité pastorale.
Le manteau partagé d’Amiens le poursuit tout au long de sa vie, devenant le manteau de foi et de charité dont l’évêque de Tours recouvre son pays.
Un apôtre visionnaire. Apôtre des campagnes gallo-romaines, saint Martin exhale un parfum nouveau. Moine, évêque et missionnaire itinérant dans une société en transition, Martin est animé d’un tel zèle qu’il devient un modèle pastoral. Dans une ère de grands changements, il est inventif. Tandis que l’Empire romain sombre, l’Occident naissant est progressivement pris en charge par une Église qui, aujourd’hui encore, doit affronter une mutation socio-culturelle majeure.
Il vit, comme saint Paul, l’Apôtre des nations, un ministère itinérant au service du Christ
Le partage de la vie contemplative et évangélisatrice. L’inventivité pastorale de Martin repose sur un socle simple mais pertinent : une vie évangélique des clercs servant d’animation villageoise, future modèle des paroisses actuelles. Martin a une intuition : l’Évangile est à la croisée de tous les chemins. Rien ne lui est plus étranger que l’esprit de clocher. Il vit, comme saint Paul, l’Apôtre des nations, un ministère itinérant au service du Christ. Chacune de ses expéditions évoque un « raid apostolique ». Sa force d’action rapide, pour employer la terminologie militaire, c’est une troupe de moines avec qui il partage la vie contemplative. La force du témoignage en est certainement hier comme aujourd’hui la clef de voûte : « L’homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres ou s’il écoute les maîtres, c’est parce qu’ils sont des témoins » (Paul VI, encyclique Evangelii Nuntiandi, 41). Martin, devenu évêque, garde l’âme contemplative et missionnaire. Il est convaincu que tout ministre ordonné doit être un « spécialiste de la promotion de la rencontre de l’homme avec Dieu… expert dans la vie spirituelle » (Benoit XVI, Homélie à la cathédrale Saint-Jean de Varsovie, 25 mai 2006). Ce monachisme apostolique, substitut du martyr lorsque cessent les persécutions, rappelle au chrétien qu’il doit attester son attachement à la vérité par toute sa personne et le don de sa vie.
La charité jusqu’au bout. Enfin, la flamme de l’Esprit habitant le cœur de saint Martin irradie avec tendresse et fermeté ses frères de communauté. On le constate à Candes-Saint-Martin (Indre-et-Loire), lorsque déjà très âgé, il réconcilie ses frères divisés au prix de sa propre vie. Pour lui, la charité est sans prix. Martin connaît sa pauvreté. Il sait qu’il ne peut rien sans l’Esprit, qu’il n’est rien sans l’élan d’amour du Père et du Fils. Il est conscient qu’il reçoit tout de Dieu et que sa fécondité apostolique consiste à se laisser guider par l’Esprit, feu divin. Il sait que l’amour est tout. Il ne cherche pas d’assurances terrestres ou de titres honorifiques poussant à placer l’homme avant Dieu ; dans sa vie « humble et pauvre », il ne demande pour lui-même rien hormis ses besoins réels, et ne recherche jamais l’attachement des personnes qui lui sont confiées. Son style de vie, simple et essentiel, toujours disponible, le rend crédible aux yeux de tous et proche des humbles, dans une charité pastorale rendant libre et attentif aux autres. Serviteur de la vie, il marche au pas des pauvres ; il s’enrichit de leur fréquentation. C’est un homme de paix et de réconciliation, un signe et un instrument de la miséricorde de Dieu, attentif à diffuser le bien avec passion et compassion. Cet « homme de Dieu » – comme l’appelle Sulpice Sévère – n’est-il pas d’une brûlante actualité ?
Don Paul Préaux
Modérateur général de la communauté Saint-Martin