Rod Dreher : “Je préconise une retraite stratégique.”

Rod Dreher : “Je préconise une retraite stratégique.”

Très controversé sur son dernier livre qui suscite autant d’engouement que de critiques, Rod Dreher s’explique dans les colonnes du Rouge et le noir (extraits)

 

Retrouvez également notre recension de son dernier livre  Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus — Le pari bénédictin, Artège, septembre 2017, 

 

R&N Le “pari bénédictin” dont on commence tout juste à parler en France grâce à votre livre, est depuis longtemps débattu par les chrétiens aux Etats-Unis. Votre livre est-il le résultat d’une évolution personnelle sur ce sujet ?

Rod Dreher : Non, ma position est assez constante depuis au moins 2005, mais pendant longtemps le pari bénédictin n’a été discuté qu’au sein d’un cercle restreint d’intellectuels et de journalistes, pour la plupart catholiques. Puis, en avril 2015, il y a eu un événement extraordinaire, l’Indiana, un État conservateur, a tenté d’adopter une loi garantissant un minimum de liberté religieuse aux entreprises, concernant notamment la discrimination anti-gay. Les grandes entreprises ont réagi à l’échelle nationale en déclarant qu’il s’agissait de sectarisme. Leur réponse a été très forte et l’état a reculé. C’était la première fois – car habituellement les entreprises restent neutres – qu’elles prenaient position, et cette prise de position importante n’a pas été sans conséquence. Tout cela était particulièrement choquant parce que les chrétiens en Amérique avaient l’idée, très naïve, que le monde économique n’était pas opposé à leurs intérêts -le Parti républicain, qui regroupe aujourd’hui de nombreux chrétiens, étant un parti pro-entreprises – et d’un coup les gens se sont rendu compte que ce n’était pas le cas. Soudainement la question était : “Dans quel monde allons-nous nous réveiller ?” J’ai commencé à recevoir des coups de téléphone et des courriels me disant que j’avais peut-être raison. En outre, il y a aussi eu en 2015 l’arrêt Obergefell, rendu par la Cour suprême des États-Unis, qui a décidé que le mariage homosexuel était constitutionnel dans l’ensemble des États-Unis. Ce qui est inquiétant, c’est que lorsque vous connaissez la façon dont fonctionne le système constitutionnel américain, il est facile de voir que les croyances chrétiennes traditionnelles sur la sexualité deviendront bientôt, en droit, l’équivalent de discriminations raciales, parce que ce point de vue est déjà ancré dans la culture. Le simple fait d’affirmer ce que nous avons toujours cru fait de nous, aux yeux de notre culture, l’équivalent d’un suprématiste blanc. Et pour la première fois nous avions l’impression d’être comme étrangers à notre propre pays. Les gens pensaient que l’Amérique était un pays chrétien, mais ils se sont soudain réveillés et ils ont vu que tout leur échappait. J’ai parmi mes amis un brillant professeur de droit, qui est chrétien en secret parce que cela lui causerait du tort que ses pairs connaissent sa foi. Il m’a dit que la plupart des chrétiens américains ne savent pas combien les élites dans le milieu du droit sont hostiles à la religion. Les chrétiens l’ignorent alors que ces gens-là sont les juges de demain. Cet ami fait partie des gens qui m’ont dit “Vous devez écrire ce livre, pour leur faire savoir ce qui va arriver”. Voici l’origine du livre. Mon éditeur qui est chrétien mais publie des livres politiques, a pensé qu’il était risqué d’aborder ces questions culturelles et religieuses ; mais à l’époque, tout le monde pensait que Clinton allait gagner et il y avait un sentiment de panique sur ce qui allait se passer ensuite. Les choses ne se sont pas passées comme prévu, mais le livre est devenu un best-seller, et je pense que la raison à cela est que, même si les gens croient (une foi déplacée, selon moi) que Trump va changer les choses, ils ont un sentiment d’insécurité, ils ne savent pas où vont les choses, et même s’ils ne sont pas d’accord avec moi, ils voient que je parle de choses auxquelles nous devons faire face.

R&N : Il y a quelques mois, le réseau protestant fondamentaliste Pulpit and Pen a encensé le livre de Matt Walsh, The Unholy Trinity, dans lequel il préconise d’affronter la culture postchrétienne, et attaqué le vôtre, arguant que les chrétiens ne devraient jamais cesser de lutter contre l’abandon de Dieu par la société. Pourquoi pensez-vous qu’il y a peu d’espoir dans ce combat ?

Rod Dreher : Je suis d’accord sur le fait que les chrétiens ne doivent jamais cesser de résister, mais nous devons nous demander ce qui est le plus efficace. Je pense que ces protestants de Pulpit et Pen font une erreur dramatique. Si je peux utiliser une métaphore, nous sommes ici comme à Dunkerque : je crois que dans la guerre culturelle, les chrétiens sont bloqués sur une plage, et Matt Walsh veut mener une charge héroïque contre l’ennemi. Je préconise une retraite stratégique. Nous devons nous retrouver en lieu sûr afin de pouvoir nous entraîner, spirituellement et de manières qui ne soient pas purement politiques, pour cette longue guerre. J’ai 50 ans, la droite religieuse existait dès le début de ma conscience politique, et même si je n’en ai jamais fait partie, en tant que catholique, j’étais Républicain. Le Parti républicain a été mon parti politique pendant trente ans, et quel résultat pouvons-nous faire valoir ? Les conservateurs ont été plusieurs fois au pouvoir pendant tout ce temps et la culture a continué à s’enfoncer de plus en plus loin dans l’athéisme. Si vous regardez les chiffres des enquêtes en sciences sociales sur la génération Y, nous n’avons jamais vu une telle chute de la pratique religieuse. La foi est en train de s’effondrer. Plus inquiétant encore, selon Christian Smith dans une étude pour l’Université de Notre Dame, l’écrasante majorité de ceux qui se déclarent chrétiens croient en quelque chose qui n’est pas chrétien, mais en ce qu’il appelle un déisme moraliste thérapeutique (Moralistic therapeutic deism en anglais), quelque chose de très faible et qui n’entraînera pas les gens à résister. La bataille est désormais beaucoup plus avancée, nous avons perdu cette guerre, nous devons entrer en clandestinité, être la résistance française, s’entraîner pour le long terme. J’adorerais avoir des victoires politiques, des victoires légales, et peut-être en aurons-nous quelques-unes dans les années à venir, mais cela n’aura aucune espèce d’importance si nous n’avons pas de véritable formation spirituelle, si nous ne veillons pas à donner une catéchèse à nos enfants. Ce qui est profondément frustrant, c’est que les chrétiens conservateurs ne voient pas cela. Ils pensent que l’ennemi est dehors, mais l’ennemi est à l’intérieur : il est dans les smartphones, sur Internet. Ces choses ne sont pas nécessairement mauvaises, mais les gens attendent désormais ce que les démocrates et les libéraux vont faire, et en attendant, ils donnent à leurs enfants un accès complet à Internet, et les enfants téléchargent de la pornographie. Certains parents préfèrent ne pas voir cela ; ils préfèrent ne pas voir comment certaines écoles dans lesquelles ils envoient leurs enfants sapent les croyances chrétiennes traditionnelles, avec des choses comme la théorie du genre. Ils regardent au-delà de la ligne Maginot, et attendent les Allemands.

R&N : Une partie importante de votre argumentation en faveur du retrait de la société laïque est que c’est la façon dont les moines bénédictins « ont construit l’Europe », comme l’a dit le pape Benoît XVI. Mais vous conseillez cela non seulement pour les moines, mais pour tout le monde, y compris les familles, qui souhaitent être des chrétiens cohérents. Qu’est-ce qui vous fait penser que ces deux situations sont comparables ?

Rod Dreher : C’est la principale question que l’on me pose, que ce soit aux États-Unis ou en France. Les laïcs ne sont pas censés être des moines, nous vivons dans le monde, mais le monachisme peut être un bon guide, dans une certaine limite, car il nous enseigne ce qu’il faut faire pour rester chrétien dans un monde qui ne l’est plus et est hostile au christianisme. Il doit y avoir une forme de séparation, même si nous vivons dans le monde. En ce qui concerne les écoles, par exemple, combien d’écoles chrétiennes en Amérique le sont seulement de nom ? Je ne peux pas compter combien de fois j’ai entendu des ex-catholiques dire « Dieu merci, je suis allé dans une école jésuite, ils ont vraiment résolu le problème de la religion pour moi. » C’est inimaginable combien les écoles religieuses sont mauvaises en Amérique. Si nous voulons que l’éducation soit formatrice, non seulement en transmettant des informations, mais aussi en formant le caractère, ce serait une grave erreur de laisser nos enfants dans une école publique ou dans une école chrétienne quelconque. La culture est tellement consumériste, hédoniste, matérialiste, individualiste. Je crois que nous devons nous voir comme des résidents étrangers, comme des exilés sur place : j’utilise l’exemple des Hébreux à Babylone (Jérémie 29) dans lequel Dieu a dit qu’il a appelé les Hébreux à être en exil pour Ses propres buts ; Il leur conseille de s’y implanter, de prier pour la paix. Nous devons rester implantés, nous aussi, nous installer là où nous sommes. Dans le livre de Daniel cependant, nous voyons les trois jeunes hommes, Schadrac, Méschac et Abed-Nego, qui étaient des serviteurs du roi et étaient intégrés dans la culture locale, mais lorsque le roi leur ordonne d’adorer des idoles, leur refus les a menés jusqu’à la mort. Nous devons garder à l’esprit ces deux exemples mais nous ne pouvons pas devenir si assimilés au point d’oublier qui nous sommes. Et cela veut dire qu’au sein de nos familles nous devons nous entraîner à dire non, à refuser de nous incliner devant les nouvelles idoles. Ce n’est pas quelque chose que vous pouvez faire à moitié : il faut que ce soit radical.

R&N : Vous parlez du besoin d’une éducation réelle, comme quelque chose de vital pour transmettre la foi et la vie spirituelle. Pensez-vous qu’il soit possible d’éviter complètement la décadence que le monde a à offrir ? N’avez-vous pas peur qu’il puisse y avoir une sorte de contrecoup si les enfants éduqués dans les communautés chrétiennes rencontraient les formes les plus dures de perversion qui existent ?

Rod Dreher : C’est une tentation à laquelle font face un certain nombre de conservateurs, ils voient la perversion du monde et ils veulent protéger leurs enfants, mais ils ne peuvent le faire que pour un temps. Ma femme et moi avons trois enfants, et la façon dont nous les avons élevés, c’est que nous leur avons caché certaines choses et nous les leur avons montrées d’une manière appropriée à leur âge. Nous devons leur montrer ce qui se passe dans le monde donc nous avons donc dû leur parler de la sexualité, mais nous ne nous sommes pas contentés de dire « c’est mauvais, ne faites pas ça »  : nous avons aussi parlé de ce qui est bon dans la sexualité, comment Dieu l’a faite, ce que cela signifie dans le contexte plus large de ce que signifie être humain. Sur des choses comme la violence ou la sexualité, nous les aidons donc lentement à construire leur vie intérieure, pour que lorsqu’ils seront assez âgés, ils aient une résilience intérieure pour affronter le pire que le monde a à offrir et lui dire non. L’éducation chrétienne ne peut être comme une coquille de homard, qui s’ouvre sur du vide : nous voulons que nos enfants y trouvent de la force, et c’est la seule façon de le faire, parce qu’ils finiront par devoir y faire face. Je connais une femme, une issue d’un milieu catholique strict ; ses parents lui ont dit, à elle et à ses frères et sœurs, que le monde est rempli de démons. Ils ont tous abandonné la foi parce que pour eux la foi signifiait la peur. Je crois que le monde est bon. Il y a des choses perverses, mais Dieu a fait le monde bon. Et ma tâche en tant que père chrétien est d’enseigner à mes enfants à aimer ce qui est bon dans le monde et à utiliser les dons que Dieu leur a donnés pour progressivement amener le monde à être en harmonie avec ce que Dieu veut pour nous. Mais je déteste vraiment cette fausse dichotomie qui consiste à dire que soit on les expose à tout, soit on les met dans une bulle : le choix a-t-il une seule fois été aussi réduit ? Mes parents n’étaient pas très pratiquants, mais ils avaient du bon sens, ils ne nous exposaient pas à la pornographie ou aux pires choses qui soient au monde. Désormais, les parents semblent avoir perdu ce sens commun.

R&N : Le pari bénédictin signifie donc s’assurer qu’il y a un endroit où vous pouvez montrer ces choses à vos enfants au moment opportun et non quand cela les détruit ?

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