Les volontaires du mouvement philippin Protect Sierra Madre mettent en pratique les recommandations de l’encyclique Laudato Si en venant en aide aux populations tribales vivant en zones de conflit. La Sierra Madre est la plus grande chaîne de montagnes du pays, où vivent les Dumagats, une communauté tribale – les populations indigènes représentent 10 % de la population. Un grand nombre d’entre eux a dû fuir les conflits opposant le gouvernement aux rebelles communistes. En juin, à la demande de l’armée, le président Duterte a repoussé la 5e série de négociations officielles afin de revoir l’accord de retrait.
Il était plus de deux heures du matin et l’équipe devait déjà être sur la route, mais ils étaient encore occupés à fourrer de larges sacs de riz dans une camionnette. Les missionnaires et les volontaires laïcs étaient en route pour aller visiter une communauté tribale vivant dans l’arrière-pays de la province Aurora touchée par les conflits, dans le nord-est de l’archipel philippin. Depuis le mois de mai, plus de 600 membres du groupe tribal ont été déplacés de force à cause des opérations militaires, après l’affrontement armé entre les forces de l’ordre et les rebelles communistes. Le 29 juin, en route vers les montagnes, le prêtre rédemptoriste Alex Bercasio a prévenu que tout pouvait arriver en chemin vers la zone de conflit. « Nous pouvons traverser des échanges de feu ou être interdits d’entrer, mais nous devons essayer », a-t-il déclaré aux volontaires du mouvement Protect Sierra Madre.
Le père Bercasio et les quarante membres de son équipe humanitaire ont deux objectifs : fournir de la nourriture à la tribu Dumagat et identifier les besoins urgents de la communauté. La congrégation rédemptoriste a fondé le mouvement en septembre 2015 en réponse à l’appel du pape François à donner vie à son encyclique Laudato Si, dans laquelle il appelle à agir dans le monde entier contre le consumérisme, le développement irresponsable, la dégradation de l’environnement et le réchauffement climatique. « La défense de l’environnement implique notamment de protéger les populations indigènes, parce qu’elles sont à l’avant-garde de la défense écologique et elles sont nos guides vers la conversion écologique », confie le père Bercasio. Il a fallu dix heures au groupe pour atteindre les rives du fleuve Umiray, à Dingalan, où huit canots à moteurs les attendaient pour les mener vers un village, 24 kilomètres plus au sud.
Le fleuve est le seul moyen de transport des Dumagats, qui vivent dans les forêts du Sierra Madre, la plus grande chaîne de montagnes des Philippines. « Si le fleuve pouvait parler, il témoignerait de la paix profonde mais troublée, et des conditions des Droits de l’Homme dans la région », confie le père Bercasio. « Il y a suffisamment de raisons impératives, pour l’Église, de venir ici, en plus de notre mission d’annoncer la Bonne Nouvelle. »
25 000 déplacés en deux ans
Plus de 150 familles originaires de plusieurs villages patientaient au sein d’une école. Le 14 mai, deux hommes de la communauté, accusés d’êtres membres de la guérilla communiste de la Nouvelle armée du peuple (NPA), ont été arrêtés par des soldats. Petty Enriquez, porte-parole du groupe Kalikasan PNE, un groupe écologiste du sud de la région Calabarzon, confie que les Dumagats sont généralement pacifiques et non-violents. « Ces familles tribales, qui ont vu des soldats torturer et exhiber des membres de leur communauté, ont vécu une expérience traumatisante », ajoute Enriquez. La plupart des familles déplacées sont venues trouver refuge sur les rives du fleuve Umiray, tandis que d’autres se sont enfoncés dans la forêt. « Leurs vies traditionnelles ont été perturbées », regrette Enriquez, qui ajoute que la priorité concerne la protection des femmes et des enfants. Les familles ont construit des abris de fortune le long de la rivière, mais ils n’offrent qu’une protection très limitée contre les conditions extrêmes de la vie en forêt.
Mariana, une mère de deux enfants, dont le plus jeune a cinq mois, explique qu’elle habite son abri depuis deux mois : « Je suis inquiète pour mes enfants. Nous n’avons rien à manger. Je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir les allaiter. » La jeune mère a marché environ cinq kilomètres en portant ses deux enfants vers la mission pour aller chercher cinq kilogrammes de riz, des boîtes de sardines, des paquets de nouilles instantanées et du lait concentré. « Pour nous, c’est le confort. Nous allons pouvoir manger à notre faim durant au moins une semaine », se réjouit-elle. La nourriture est rare depuis que les Dumagats ont quitté leurs villages. Les soldats leur ont interdit de pénétrer la forêt ou de moissonner leurs récoltes. Daniel Ramos, un Dumagat de 62 ans, est inquiet parce qu’il n’a pas pu amener sa récolte de rotin dans la plaine : « Personne n’ose aller dans les montagnes. Les soldats pourraient nous confondre avec les rebelles. C’est imprudent d’aller dans la forêt ces jours-ci. »
Les Dumagats se reposent surtout sur la forêt pour leur nourriture, et sur leurs cultures qu’ils vendent en ville. En attendant, Daniel vend du charbon qu’il produit à l’aide du bois qu’il ramasse. Il vend près de deux sacs de charbon en quatre jours, ce qui lui rapporte environ trois dollars. Son problème n’est pas le prix de vente du charbon mais le coût d’un kilo de riz, soit un peu plus d’un dollar. « Ma famille consomme deux kilogrammes de riz en deux jours », explique-t-il, ajoutant qu’il a du mal à suivre. « S’il nous faut quatre jours pour produire deux sacs de charbon, cela veut dire que nous ne pourrons pas manger pendant deux jours, avant que le charbon soit prêt et vendu. »
10 % de la population philippine
Katribu, une alliance nationale d’organisations indigènes, estime qu’au moins 25 000 membres de communautés tribales ont été victimes d’évacuation forcée entre juillet 2016 et juin 2018. Le groupe a également rapporté 1 200 victimes d’arrestations illégales et 41 exécutions sommaires, depuis que Rodrigo Duterte est devenu président en 2016. Joan Jaime, coordinatrice du groupe, pense que les populations tribales sont les plus affectées par le blocage des négociations de paix entre le gouvernement et les rebelles communistes. « Les régions où ont lieu les affrontements se trouvent justement sur les terres ancestrales où vivent les communautés indigènes », explique-t-elle. Jaime souligne que si les pourparlers reprennent et que les deux parties acceptent de se retirer, « ce sera un grand soulagement pour eux et cela sauvera beaucoup de vies innocentes ».
En juin, Duterte a repoussé la cinquième série de négociations officielles qui devait avoir lieu eu Norvège, suite à la demande de l’armée d’un délai de trois mois afin d’examiner plus avant l’accord de retrait. Les populations indigènes aux Philippines représentent environ 11 millions d’habitants, soit environ 10 % de la population du pays, selon les chiffres de la Commission nationale sur les populations indigènes. Victoria Tauli-Corpuz, rapporteuse spéciale des Nations Unies pour les droits des populations indigènes, assure que les violations des droits des communautés tribales, dans le contexte des conflits armés, provoquent des traumatismes et des blessures irréparables. Pour elle, le conflit détruit leur culture et déchire le tissu social de leurs communautés. Les conflits qui les affectent remontent souvent à d’anciennes persécutions et injustices, selon Victoria. Le village d’Umiray fait partie des nombreux sites aux Philippines où les communautés tribales subissent la famine, les déplacements forcés et l’injustice sociale.
Le père Bercasio explique que le fait de sauver une famille tribale de la faim est « un pas en avant énorme pour la promotion et la protection de Notre Maison Commune et de toute la Création ». Il ajoute : « Nous faisons partie de l’environnement créé par Dieu. C’est notre devoir de protéger la vie, même quand cela implique de devoir traverser des forêts vierges et des fleuves dangereux… »
Source: Eglises d’Asie