A l’origine de la première manifestation d’envergure contre Rodrigo Duterte au pouvoir depuis huit mois, l’Eglise catholique philippine est vent debout contre les tueries extrajudiciaires de la guerre antidrogue présidentielle et un possible rétablissement de la peine de mort. Pour autant, est-elle aujourd’hui en mesure de faire renaître l’esprit de la révolution du « People Power », cette mobilisation citoyenne qui a fait chuter la dictature il y a près de trente ans ?
« Ces derniers mois, Mgr Socrates Villegas [président de la Conférence des évêques catholiques des Philippines – CBCP] a déploré le silence de ses ouailles face aux tueries des pauvres, encouragées par le président Rodrigo Duterte, en déclarant que c’était ce silence coupable qui permettait au massacre de se propager. L’archipel philippin est communément salué comme l’unique grand pays catholique d’Asie, mais malgré ce catholicisme, c’est un pays en train de batailler pour sauvegarder ses valeurs chrétiennes. » Intitulé « Catholiques mais pas chrétiens ? », cet article sous forme d’apostrophe du Sunday Examiner, le journal du diocèse de Hongkong, dresse un constat sévère à l’endroit de l’épiscopat philippin : « Seul six évêques ont publiquement fustigé cela et, parmi ces six, seuls Mgr Broderick Pabillo et Mgr Villegas ont vaillamment pris la parole, bien que de leur propre aveu leur appel à la justice a rencontré peu d’écho. » Au total, la Conférence des évêques philippins compte près de 130 membres.
Face aux exécutions extrajudiciaires, l’Eglise « marche pour la vie »
De manière répétée, l’Eglise catholique philippine a officiellement condamné toutes les tentatives d’atteinte à la vie, rappelle pour sa part la Philippine Mary Aileen Bacalso, secrétaire générale de la Fédération asiatique contre les disparitions inexpliquées. Dans une tribune publiée le 27 février dernier par l’agence catholique d’information Ucanews, elle souligne « le rôle de l’Eglise dans la transformation sociale » aux Philippines. L’article cite le soulèvement populaire dès 1872, lors de la colonisation espagnole, déclenché par l’exécution de trois prêtres, avant de revenir longuement sur le rôle majeur joué par l’Eglise catholique dans la chute de la dictature il y a trente-et-un ans. Une révolution pacifique, sans la moindre effusion de sang, à l’appel du cardinal Jaime Sin, archevêque de Manille.
Ce 18 février, lors d’une « Marche pour la vie » (‘Walk for Life’), entre 10 000 et 20 000 Philippins ont manifesté contre les tueries extrajudiciaires et la perspective de rétablissement prochaine de la peine de mort. Là encore à l’appel de l’Eglise catholique, avec la présence notable du cardinal et archevêque de Manille, Mgr Luis Antonio Tagle. Auparavant, la Conférence des évêques avait vigoureusement dénoncé le « règne de la terreur » qui était imposé aux communautés pauvres par la campagne massive d’exécutions extrajudiciaires déclenchée par le président Rodrigo Duterte. De son côté, le président de la République a répondu avec virulence, en stigmatisant « l’hypocrisie » d’une Eglise catholique qui, selon lui, s’oppose à une campagne destinée à « délivrer des générations de Philippins de la menace de la drogue ».
Duterte, « prophète des ténèbres » ?
On est loin de la main tendue en début de mandat présidentiel après une campagne électorale émaillée de violentes diatribes. Après que certains représentants de l’Eglise catholique philippine avaient appelé à voter contre Rodrigo Duterte, la CBCP, respectueuse du verdict des urnes, avait offerte sa « collaboration vigilante » au pouvoir. Quelques temps après, le président philippin avait insulté les évêques, après en avoir insulté d’autres. Ces derniers-jours, certains prêtres sont allés jusqu’à rebaptiser le chef de l’Etat « le prophète des ténèbres ».
Les rapports se sont nettement dégradés depuis qu’il est question de rétablir la peine de mort. Le 1er mars, mercredi des Cendres et premier jour du Carême, les députés philippins se sont prononcés en faveur de la peine capitale. La proposition de loi présentée en deuxième lecture à la Chambre des représentants rend passible de la peine de mort la production et le trafic de drogue. Attendu début mars, le vote en troisième et dernière lecture du texte ne devrait pas poser de difficulté pour l’administration Duterte. Le Sénat devra ensuite se prononcer, sans qu’une date ne soit connue pour l’heure. Pour empêcher le retour de la peine de mort, « nous sommes prêts à aller jusqu’à la Cour suprême », a prévenu le P. Rodolfo Diamante, en charge de la Commission pour la pastorale des prisons à la CBCP. « Nous pensons que la peine de mort est inconstitutionnelle, cruelle et inhumaine », a affirmé le prêtre.
Faire ressurgir l’esprit de « People Power »
La perspective d’un recours à la Cour suprême est une arme à double tranchant pour l’Eglise. Aux Philippines, tous ont en mémoire l’échec que les évêques avaient essuyé en avril 2014 lorsqu’ils avaient été déboutés par les juges suprêmes au sujet de la loi sur la contraception gratuite pour les plus pauvres. Aujourd’hui, cependant, sur le rétablissement de la peine de mort, les évêques sont sans doute moins isolés sur la scène politique qu’ils ne l’étaient sur la RH Bill (Reproductive Health Bill ou Loi sur la santé reproductive).
A l’origine de la première manifestation d’envergure contre Rodrigo Duterte mi-février, l’Eglise est-elle pour autant en mesure de faire renaître l’esprit de la révolution du « People Power » ? Les avis de deux spécialistes interrogés par Eglises d’Asie sont pour le moins réservés. Divers groupes, dont l’Eglise catholique, s’opposent à la guerre antidrogue, souligne François-Xavier Bonnet, chercheur basé à Manille pour l’Irasec (Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine). « Si les intérêts convergent, l’Eglise catholique sera forte comme pour la révolution du « People Power ». Sinon, il y a un risque de polarisation, notamment sur l’abaissement de l’âge de majorité pénale de 15 à 9 ans, qui pourrait être la prochaine loi présentée au Congrès. Bref, on est loin du cardinal Sin », estime l’universitaire.
Pour Manuel Sapitula, sociologue des religions à l’Université des Philippines, l’Eglise est loin d’être monolithique et il lui faudra du temps pour agir efficacement. « Sous la dictature, cela a pris plus d’une décennie à l’Eglise pour commencer la révolution. Cela prend du temps. Et donc pour Rodrigo Duterte, au pouvoir depuis moins d’un an, je ne pense pas que cela puisse être aussi rapide », analyse le chercheur.
Source : Eglises d’Asie