Mgr Dominique Lebrun, archevêque de Rouen, dont le nom circule pour le siège de Paris, a été décoré des insignes de chevalier de la Légion d’honneur, vendredi 15 septembre 2017, par le préfet Fabienne Buccio, qui a salué « un parcours hors du commun ».
Dans son discours le primat de Normandie revient avec humour sur ses 32 ans de services reconnus par le journal officiel.
Il rappelle également que si tout est lié, tut ne oit pas être confondu.
Voici le discours de Mgr Dominique Lebrun :
Madame la Préfète,
Mesdames et messieurs les parlementaires,
Madame la Sénatrice représentant le président du conseil régional,
Monsieur le Président de la Métropole Rouen Normandie,
Monsieur le Maire,
Monsieur le Président des Maires de Seine-Maritime, et Mesdames et messieurs les élus,
Mesdames et Messieurs les hautes autorités judiciaires, militaires, universitaires, culturelles et touristiques.
Mesdames et messieurs les directeurs des services régionaux et départementaux, Monsieur le président de la section de Seine-Maritime de la Légion d’honneur, Chers amis des autres confessions chrétiennes et de la religion musulmane, Messeigneurs,
Cher Jean-Charles, cher Jean-Luc, Chers collaborateurs,
Chers amis de l’archevêché,
En vous saluant madame la Préfète, je pense à M. Bernard Cazeneuve qui devait être parmi nous. Vous vous en réjouissiez comme moi. Nous l’assurons de nos vœux les plus sincères de prompt rétablissement.
La présence de ma sœur, de mon frère et de leur conjoint ainsi que celle de ma nièce m’invitent à commencer par évoquer notre père, Auguste Lebrun. Dans cette ville, Papa reçut les insignes de chevalier de la Légion d’honneur le 27 octobre 1955 – Elisabeth tu étais témoin. Merci Elisabeth, Christian, François, Jeannette et Odile d’être là. Nous le savons, ce que nous sommes a de solides bases dans ce que nous avons reçu de nos parents.
Récemment, dans un de nos dialogues amicaux, Madame la Préfète vous me disiez que Maman, grâce à Dieu toujours de ce monde, devait être fière. Je répondais que Maman demeure, à 98 ans, surtout vigilante quant à mon humilité. Lors de la conversation téléphonique au cours de laquelle je lui annonçais ma nomination, Maman commença par m’interroger sur la raison de cette distinction, manière astucieuse de me faire reconnaître que la Légion d’honneur aujourd’hui remise s’adresse à ma mission plus qu’à mes mérites, à l’Eglise catholique plus qu’à ma personne.
D’ailleurs, le journal officiel de la République française, en publiant la liste des nommés, ajoute à mon nom « 32 ans de service ». Il m’a fallu quelques instants pour comprendre : si je compte bien, trente-deux ans en avril dernier, ce sont trente-deux années de vie de prêtre et d’évêque. La République considère-t-elle notre ministère comme un service pour la nation ? Personnellement je veux et je peux le penser surtout après vous avoir entendu.
Madame la Préfète, en vous saluant, je pensais aussi à vos collaborateurs. En juillet, l’un des plus proches commençait une réunion de préparation aux manifestations prévues pour le premier anniversaire de l’assassinat du Père Jacques Hamel par une présentation très rapide des personnes présentes. Il se justifiait en indiquant que tous se connaissaient depuis l’an passé, précisant « nous sommes comme en famille ».
Permettez-moi de m’appuyer sur cette réflexion aussi juste que spontanée pour vous exprimer ma gratitude, Madame la Préfète, ma gratitude envers la République en soulignant quelques aspects de la présence de la communauté catholique dans la société française.
Oui, nous sommes de la même famille, la famille humaine. C’est banal de le dire. Les croyants d’autres confessions, les non-croyants et les chrétiens, disciples de Jésus, nous sommes de la même famille. Nos mains, nos cœurs, nos têtes ne sont pas fabriqués autrement. Cela doit engendrer en nous un profond sentiment d’égalité, et une envie de partager nos différences et de nous enrichir de nos points de vue. Personnellement, je suis reconnaissant depuis longtemps aux agnostiques. Grâce à eux, je reçois ma foi non pas comme le fruit d’un raisonnement que je serai capable de tenir, à la différence d’autres, mais comme une grâce qui m’est faite. Et je continue d’interroger Dieu sur le fait qu’il m’ait choisi pour se révéler à l’intime de moi-même. Autrement dit, sachez que j’en suis profondément convaincu, la foi ne me confère aucun titre de supériorité : nous sommes de la même famille.
Oui, nous sommes de la même famille. Parfois, quand j’écoute des jeunes lycéens chrétiens me dire qu’on se moque d’eux, j’aimerais que les éducateurs s’engagent davantage pour dire qu’un croyant et un non-croyant sont de la même famille. Les chrétiens – nous pourrions le dire aussi pour d’autres confessions – ne sont ni des êtres supérieurs, ni, non plus, des attardés. Je sais qu’ici vous en êtes tous convaincus. Ne faudrait-il pas que l’école ose parler de ces choses ? Laisser l’échange sur ce qui nous habite au plus profond de nous-mêmes sans espace de dialogue éduqué, organisé, risque de conduire la société à des fractures. Elles ne sont pas loin, me semble-t-il.
Nous sommes de la même famille. Cela me fait penser à une autre expression familière très voisine que le Pape François emploie souvent : « Tout est lié ». Il développe cela dans sa lettre encyclique « Laudato si’ » sur l’écologie – vous avez noté mon intérêt pour ce thème – et le développement intégral de l’homme. La création, l’homme et la femme, leur dimension matérielle et spirituelle, la vie personnelle et la vie commune, les pays et les continents, les pauvres et les riches, le climat et la vie de la planète… la terre et le ciel, « tout est lié ».
« Tout est lié » est une expérience que chacun d’entre nous peut vivre ou percevoir au-delà d’une réflexion intellectuelle. L’année que nous venons de passer depuis le 26 juillet 2016 m’a profondément marqué en ce sens. Oui, de manière singulière, nous sommes liés, tous ceux qui ont été touchés par le Père Hamel, dans sa vie et dans sa mort. Je me sens lié à jamais aux témoins de l’assassinat – je salue Sœur Danièle – à sa famille, à la paroisse, à mes proches collaborateurs de ce moment, mais aussi à la communauté musulmane que fréquentait l’un des assassins, au maire de Saint-Etienne-du-Rouvray… député, au directeur de la sécurité publique, à Madame la Préfète – Mme Klein – aux hauts responsables de l’Etat à ce moment-là et, j’ose l’ajouter, je me sens lié aux familles des assassins. Monsieur Bernard Cazeneuve était alors ministre de l’intérieur très engagé et présent à nos côtés. Ce matin, au téléphone, il reprenait la même expression : « vous savez, Monseigneur, nous sommes liés ». Sa rapide acceptation de me remettre l’insigne de chevalier de la Légion d’honneur m’a renforcé dans ce sentiment qui nous lie.
Ce lien, à travers la mort d’un homme, a une résonnance très profonde en tous, j’en suis persuadé. Pour le chrétien, cela fait écho à ce lien que Dieu, mystérieusement, a établi par la mort de Jésus. Les chrétiens croient que le Fils de Dieu, Dieu lui-même, s’est fait homme, jusqu’à la mort. Permettez-moi de dire, avec conscience, que cela est incroyable ! Et pourtant ! C’est la grande originalité de la foi chrétienne. Dieu entre dans l’histoire humaine, par la plus petite porte : un petit d’homme au nom de Jésus. Comme chacun de nous, il a balbutié, essayé puis réussi à parler, à marcher, à courir. Il ne s’est pas affranchi de la mort ! Dieu, en Jésus, entre dans les limites de l’humanité… pour que l’homme ne s’y enferme pas, ne les considère pas comme des obstacles à la vie – quelles que soient les limites que nous ressentons – et continue d’écouter son désir d’amour infini. Au contraire, nos limites deviennent les lieux où se construit l’amour puisque nous avons besoin les uns des autres.
Dire que nous sommes de la même famille, c’est en définitive, dire cela : nous sommes faits pour l’amour, l’amour infini ; la dignité d’une société voire d’une civilisation se mesure à sa capacité à reconnaître à l’amour sa place fondamentale. M. le Président de la République, le 26 juillet, affirmait que « la part sacrée » de nos vies, « tout ce qui nous rend humain » disait-il, c’est : « l’amour, l’espérance, le don de soi, l’attachement aux siens et à ses racines, le goût de l’autre ». Il ajoutait : « De tout cela, le Père Hamel est l’incarnation même, dans la discrétion et le respect scrupuleux de sa charge ».
Madame la Préfète, chers amis, dire que « tout est lié » n’implique pas que tout soit confondu. Chacun doit être à sa place. Mais personne ne peut ignorer l’autre, et sa place différente de la sienne. Alors, peut-il y avoir d’autres liens que celui du dialogue ? C’est ce que je souhaite de tout cœur pour notre société, c’est ce que l’Evangile m’apprend, c’est ainsi que Dieu agit avec moi, avec nous. Il n’y a pas de domaine qui échappe à l’amour – ou au manque d’amour ! – qui ne puisse être enrichi par le dialogue : culture, loisirs, économie, travail, justice, famille, politique, et bien sûr, religion. Peut-il y avoir un domaine qui n’ait pas besoin de dialogue ? Vous ne seriez pas ici si tel était le cas. Les dialogues quotidiens dans tous ces domaines alimentent la paix, enrichissent la société et augmentent les capacités de tous à en être de bons acteurs.
Le dialogue n’est pas toujours facile. Les tentations – ce n’était pas le cas entre nous – du mensonge, de l’orgueil ou de la vanité, l’attrait pour le pouvoir ou le respect humain sont autant de pièges qui brisent et divisent la famille humaine au lieu de l’unir. Il reste alors le dialogue suprême qu’est le pardon. A quelques distances du 26 juillet 2016 mais éclairé par ce jour, je veux vous dire que le pardon, et déjà le désir de pardon est source de plus grande joie.
Madame la Préfète, en accueillant cette cérémonie à la préfecture, vous manifestez votre attachement au dialogue que je connais depuis plusieurs années. Chers amis, soyez tous remerciés d’y contribuer chacun à votre manière. Puis-je vous demander un service encore : ne pas hésiter à me reprocher ce qui vous paraîtrait, chez moi ou dans la communauté catholique, un manque de dialogue. Vous me feriez, vous nous feriez l’honneur de penser que telle est notre mission, vous nous feriez l’honneur de penser que nous sommes capables de progresser et, surtout, de demander pardon, forme la plus haute du dialogue pour le chrétien ; enfin vous m’aideriez à vivre ces trente-deux années de service comme un début à poursuivre !
Puis-je vous dire aussi ma prière pour vous et pour la mission qui est la vôtre à chacun, au service de l’amour entre les hommes et les femmes de notre territoire normand que j’aime ?
Je vous remercie de votre attention et de votre amitié.
Dominique Lebrun Archevêque de Rouen