« Voici que je suis prêt à venir (…) et je ne vous exploiterai pas : car je ne cherche pas vos biens mais vous-mêmes. Ce n’est pas aux enfants à mettre de côté pour les parents, mais aux parents pour les enfants. Pour moi, bien volontiers je me dépenserai et me dépenserai moi-même tout entier pour vous. (…) Je ne vous ai pas été à charge (…) Vous ai-je exploité ? (…) Si je reviens, j’agirai sans ménagement puisque vous voulez la preuve que le Christ parle en moi. (…) Nous aussi nous sommes faibles en Lui, mais nous serons vivants en Lui par la puissance de Dieu envers vous. (…) Voilà le but de nos prières, votre perfectionnement. C’est pourquoi étant encore loin, je vous écris ceci pour ne pas avoir, une fois présent à trancher dans le vif, selon le pouvoir que le Seigneur m’a donné pour édifier et non pour détruire. » 2 Cor. 12,14-13,13.
Il me semble, à bien considérer ces quelques lignes pauliniennes, que nous pourrions trouver ici le cœur de la “spiritualité du gouvernement.” Nous rappelant au passage ces deux paroles du Christ : “je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir” et cette adresse à Pilate : “tu n’aurais aucun pouvoir si tu ne l’avais reçu d’en haut”. Si nous considérons cette réponse du Christ au gouverneur romain en lien avec la nature de la mission du Verbe et la nature même de la seconde personne de la Trinité, nous pouvons extraire le sens profond du gouvernement chrétien.
Le Christ est Seigneur, comme nous le rappelle St Paul dans le magnifique hymne de Philipiens 2[1]. Seigneur cela signifie maître absolu des choses, du monde et des hommes. Tout pouvoir lui a été donné, tout, au nom de Jésus, s’agenouille. Le Christ étant Dieu, il n’y a pas en lui de duplicité, tout est un. Il n’est pas à un moment serviteur et à un autre maître. En outre, étant Dieu, son être et son agir ne font qu’un, le Christ est ce qu’il fait, fait ce qu’il est. En cela son enseignement est aussi absolument contenu dans sa vie même. Le Verbe est Verbe non seulement dans ses paroles, mais par toute sa vie. Ce qui signifie, ici, que si par nature le Christ est Seigneur, il l’est aussi par son agir. Or l’agir du Christ, il nous le révèle lui-même, c’est servir.
En d’autres termes, le sens chrétien le plus profond et donc le plus christique du commandement est le service.
En outre, comme le Christ est envoyé par le Père, il reçoit sa mission du Père. Le Fils vient donc pour une mission de service reçue d’auprès du Père, source de toute vie. Dans le dialogue final entre Pilate et le Christ, St Jean met en exergue deux types de commandements. Face à face se trouvent le gouvernement de Pilate représentant de la force impériale et la royauté du Christ envoyé par Dieu. Tous deux sont envoyés. Pilate par l’empereur pour représenter et défendre les intérêts de l’empire et le Christ par le Père pour représenter et défendre les intérêts du Royaume du Père. C’est ce que Jésus rappelle à Pilate, “tu n’aurais aucun pouvoir si tu ne l’avais reçu d’en haut.”
A Pilate qui se cache derrière son pouvoir et y puise sa force et son assurance, Jésus rappelle qu’il ne possède pas ce pouvoir et que le jour où se pouvoir lui est enlevé, il perd tout. Une simple décision de l’empereur et Pilate n’est plus rien. Ce qui n’est pas le cas du Christ. Toutefois, lorsque le Fils de Dieu remet à sa place le fonctionnaire romain, il lui apprend aussi (et de là, la sourde crainte religieuse de Pilate) que ce pouvoir n’appartient pas en propre à l’empereur et que l’empereur, homme parmi les hommes, détient un pouvoir qu’il pourrait bien perdre. Le souvenir de l’histoire récente des triumvirs romains a dû suffire au gouverneur pour se convaincre de cette vérité.
Par nature, le pouvoir, la puissance appartiennent à Dieu. Quiconque sur cette terre exerce un pouvoir s’inscrit dans une prérogative divine qui le dépasse et qu’il ne possède que pour un temps. C’est ce qu’avait bien compris Laetitia Bonaparte toujours inquiète pour le petit Napoléon : “pourvu que ça dure !” En d’autres termes, gouverner est un acte divin, ce n’est pas pour rien que les empereurs revêtaient la pourpre divine.
Pour un chrétien cela prend un sens particulier. Cela signifie qu’au même titre que le Christ et précisément par le baptême, en lieu et place du Christ, celui qui gouverne exerce pour ses subordonnés au nom du Christ, un pouvoir qui lui a été confié. Cela n’est pas seulement vrai des évêques, mais de tout chrétien en responsabilité. Cette responsabilité qu’elle soit de commandement, de gouvernement, de management, de délibération, d’éducation, le chrétien l’exerce au nom du Christ maître et Seigneur. Dieu nous confie une charge divine, puisqu’il s’agit d’un attribut divin, que nous avons à exercer non pas à titre personnel, mais au nom du Christ. Aussi devant le Christ nous serons responsables de cette charge par lui confiée. C’est la parabole du maître qui confie une ville ou dix villes. Celui qui a reçu le commandement sur les villes est appelé à les gouverner au nom du maître qui, à son retour, lui demandera compte et non pas en son nom personnel.
Nous sommes les membres vivants du corps du Christ ; c’est par nous que le Christ agit là où nous sommes. Cette vérité n’est pas uniquement l’apanage de la hiérarchie ecclésiale, mais de tout chrétien qui compose non seulement le corps du Christ, mais également le corps social : pierre vivante de l’Eglise et comme pierre vivante de l’Eglise, pierre vivante du corps social. Comme le disait l’épitre à Diognète, les chrétiens dans le monde sont comme le sang dans le corps. Si le sang est malade ou fuyant, le corps meurt. Nous attendons souvent tout des évêques, nous plaignant qu’ils ne fassent rien, qu’ils soient trop timides… Très bien, mais ils ne sont pas les seules pierres vivantes de l’édifice. Qui mieux qu’un laïc en responsabilité peut apporter au corps du monde son sang de chrétien, son âme christique ?
Encore faut-il comprendre à sa juste valeur le sens chrétien du commandement. Non seulement il est participation du pouvoir divin (et non seulement au pouvoir divin), non seulement il est exercé, en tant que pierre vivante du corps du Christ, en lieu et place du divin maître, mais il est aussi et de ce fait même, service. Le Christ nous l’a dit lui-même : “Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir.” Mais servir quel maître ? Quel autre maître que son Père le Christ peut-il servir ? Bien sûr qu’il sert le plan divin établi et voulu par son Père, c’est même le cœur de sa mission. Mais quel est ce plan sinon le salut de chaque homme, son accès au royaume du Père, son adoption et par là-même sa divinisation ? Ainsi, servant le plan de son Père, le Christ se met au service de l’homme. La royauté du Christ, et c’est la réponse à Pilate, est une royauté de service. Concrètement, le chef chrétien, comme nous le dit St Paul, n’exploite pas ses subordonnés, n’est pas à leur charge, bien au contraire. “Je ne vous exploiterai pas : car je ne cherche pas vos biens mais vous-mêmes.” Le gouvernement des hommes ne cherche pas la satisfaction de celui qui gouverne, ne cherche pas à retirer quelque chose des hommes, tout au contraire. Il cherche l’homme lui-même, pas pour l’asservir, mais comme le souligne St Paul, “Voilà le but de nos prières, votre perfectionnement”. Celui qui détient une responsabilité au nom du Christ sert le perfectionnement de ses hommes. Mais quel perfectionnement ? Le Christ nous répond par cette phrase d’une exigence qui semble inaccessible quand elle est mal comprise. “Soyez parfait comme votre Père céleste est parfait.” Voilà quelle est le perfectionnement auquel St Paul appelle tout responsable. Rien de moins. Le responsable qu’il soit enseignant, patron, chef politique ou militaire en tant que participant à la principauté du Christ a pour service royal que l’homme soit parfait comme le Père est parfait. Impossible, irréaliste, utopique penseront la plupart. Oui, c’est même absurde si l’on considère que parfait veut dire sans tache, surhomme, super héros ou même devenir Dieu le Père. Mais tout à fait réaliste si l’on considère ce qu’est la perfection du Père. Être parfait ne signifie rien de tout cela, mais signifie accomplir pleinement ce que l’on est. La perfection de Dieu c’est simplement d’Être. Comme le Père est parfait parce qu’il Est, l’homme est appelé à être parfait en accomplissant pleinement ce qu’est un homme et rien de plus, mais surtout rien de moins. Je vous renvoie, pour savoir ce qu’est un homme à toute la doctrine sociale de l’Eglise sur la dignité humaine.
C’est cela que toute personne qui exerce une responsabilité sociale est appelée à promouvoir. Là est sa responsabilité de chef, là est son pouvoir parce que là est son service, sa mission. A l’image même du Christ qui est venu restaurer l’homme dans son humanité. « Nous aussi nous sommes faibles en Lui, mais nous serons vivant en Lui par la puissance de Dieu envers vous. » C’est ainsi que St Paul résume la spiritualité du chef. C’est un homme comme les autres, faible comme les autres, mais qui agit en Christ pour exercer un service par lequel le Christ agit en lui envers ceux qui lui sont confiés, « selon le pouvoir que le Seigneur a donné pour édifier et non pour détruire. »
Il est évident que les responsables sociaux, politiques économiques ou militaires n’agissent pas avec les mêmes instruments, ne travaillent pas de la même manière, mais ils ont les mêmes responsabilités devant Dieu et devant leurs subordonnés. Ces responsabilités, il leur incombe de les monnayer dans le contexte de leur profession. Toutefois, s’il ne peut y avoir de règles préétablies, car chaque situation est unique (c’est le principe même de l’incarnation et de l’inculturation), cet état d’esprit du responsable chrétien doit demeurer l’âme du gouvernement sans quoi au lieu d’être une présence même du Christ dans le monde, le chef chrétien court le risque d’être un obstacle à l’œuvre du Christ. C’est en ce sens que St Paul s’introduit auprès des Corinthiens. « Pour moi, bien volontiers je me dépenserai et me dépenserai moi-même tout entier pour vous. » Gouverner n’est pas un honneur c’est un service, plus encore c’est une mission exigeante par lequel celui qui gouverne se donne pour ses subordonnés, comme le Christ pour son Eglise.