Pour Marc Halévy, aucun doute, les Lumières ont menti. On les vante, on s’en réclame. Pourtant, la pensée d’une dizaine de philosophes français du xviiie siècle a engendré beaucoup d’idéologies totalitaires qui ont ravagé l’Europe pendant 250 ans. C’est la thèse ardemment défendue ici : les idéaux de ces philosophes impliquaient, pour leur mise en oeuvre, le recours systématique à la force et à la violence, tant le moule de leur pensée était étroit pour y faire entrer toute la réalité. Extrait de “Les mensonges des Lumières” de Marc Halévy, aux éditons du Cerf (2/2).
L’avenir n’est écrit nulle part, dit-on… Il est cependant clair que cet avenir donnera tort aux « Lumières » en général, et à Montesquieu en particulier. Mais revenons à la religion de l’Etat-Loi. Et reprenons le fil : la Loi (le paradigme réel, la culture mémorielle, la tradition profonde et le savoir-vivre coutumier) a été abrogée par les lois qui s’y sont substituées au nom de la raison et de l’égalité´, d’un humanisme et d’un universalisme artificiels et irréalistes. Qui fait les lois ? Les hommes ?
Non. Ce temps-là est révolu. Montesquieu n’avait pas prévu la montée en puissance des politiciens professionnels qui font carrière au sein de partis idéologisés. Montesquieu rêvait, au fond, de quelque chose qui devait ressembler à une démocratie élitaire directe (comme Kant ou Voltaire, il récusait l’absurde notion de suffrage universel).
Mais une telle démocratie élitaire directe n’est praticable qu’a` petite échelle, au sein d’une communauté restreinte et soudée, habitée d’un vrai projet commun ou soucieuse d’un vrai patrimoine commun. A l’échelle des sociétés nationales, on l’a vu, ce genre de pratiques est impraticable. La professionnalisation et la carriéirisation des politiciens ont balaye´ ce rêve très vite. Dès les premiers mois romanesques de la « révolution des peuples », l’Etat prend le relais des utopies et met de l’ordre – son ordre – à tous les niveaux. La Loi organique n’existant plus, il reste les lois mécaniques. L’Etat devient d’abord le lieu exécutif de ces lois. Mais, dans un second temps, puisque les politiciens professionnels et carriéristes sont les mêmes, qu’ils soient du côte´ législatif ou du côté exécutif, ce sont eux qui prennent le pouvoir et l’Etat s’identifie aux lois qui se substituent a` la Loi. Et le tour est joue´ !
L’Etat-Loi est ne´. L’Etat est la Loi, c’est-à-dire le paradigme sociétal lui-même. La société´ civile n’est plus que le sujet de l’Etat qui l’assujettit. L’homme n’existe plus ; il ne reste que le citoyen, qui est censé ne pas ignorer les lois et qui est oblige´ de leur obéir. La maréchaussée y veille, matraque au poing. Et qui est l’E´tat ? Outre les politiciens professionnels qui y brillent, il est les fonctionnaires qui y fonctionnent – et qui y fonctionnent pour y pérenniser leur fonctionnement, pour s’auto-reproduire et s’autoproliférer. Il faut relire, a` ce propos, le beau livre de Michel Crozier intitule´ : Le Phénomène bureaucratique.
Comprenons bien la logique : le démocratisme des « Lumières » engendre l’égalitarisme, qui engendre le juridisme, qui engendre le légalisme, qui engendre l’idéologisme, qui engendre le républicanisme, qui engendre le politicalisme, qui engendre l’étatisme, qui engendre le fonctionnarisme, qui engendre le totalitarisme bureaucratique. Cette chaine qui nous emprisonne est inéluctable. Pour s’en libérer, il faut briser le premier maillon : les « idéaux des Lumières » !