Dans son discours d’ouverture de l’Assemblée plénière de Lourdes, Mgr Pontier appelle à moins asséner les “valeurs républicaines” et souhaite surtout plus de Fraternité. Mais, indépendamment de la récupération révolutionnaire et des appauvrissements sémantiques et autres instrumentalisations idéologiques que penser de ces trois mots qui, avant d’être des valeurs, sont des réalités bien chrétiennes ?
(reprise estivale d’un article du 1er avril 2017)
Les trois mots résonnent comme un cri de triomphe le long d’un cortège victorieux qui s’étire dans la liesse à la suite d’un imperator hissé sur son char et remontant le Forum de l’antique capitale latine. Liberté, égalité, fraternité. Ils fusent et chacun les savoure avant de les laisser s’échapper de sa bouche, comme si le parfum enivrant de ses arômes lui avait été interdit durant des siècles. Liberté, égalité, fraternité ! Au sortir d’une révolution dont l’Histoire ne voudrait retenir que cette trilogie républicaine, ce triptyque s’est définitivement inscrit dans le marbre ou la pierre des édifices publics, scellant dans le même mouvement un vieux livre d’un passé poussiéreux à ne plus ouvrir et marqué au revers du sceau de l’infamie. Liberté, égalité, fraternité, signe des temps nouveaux, comme si avant qu’ils ne deviennent l’emblème et le programme d’une renaissance, aucun de ces trois mots n’avaient jamais vraiment existé. Liberté face au tyran, égalité entre les Hommes, fraternité entre les nouveaux hommes libérés. Au fil des siècles, ces belles lettres d’or, signes de la renaissance du nouveau régime se sont estompées. Vague souvenir triomphal, trinité difficile à unir, cette devise des temps modernes s’est affadie au point que la liberté qui était fraternelle et donc collective est devenue individuelle, tandis que l’égalité et la liberté sont devenus rivaux, ruinant par la même la fraternité.
Car, même si les révolutionnaires n’ont voulu que scander une trilogie populiste, il n’en reste pas moins que la liberté, sans l’égalité ne peut nourrir la fraternité, que la fraternité sans la liberté compromet l’égalité et que l’égalité sans la fraternité devient l’ennemie de la liberté. Il faut dire que dès cette mise en abîme révolutionnaire, le sens des mots avait été dévoyé. La liberté ne se définit pas comme l’absence de joug ou d’entrave, mais comme la capacité de choisir le bien. Précisément parce qu’elle est responsable du bien des autres la liberté est fraternelle. L’égalité ne se pose pas en rivale de la hiérarchie, de l’ordre ou de la distinction entre personnes. Elle mesure les droits inhérents à la dignité humaine et ces droits sont assurés précisément par une liberté responsable et par la fraternité qui en est le témoin et le révélateur. La fraternité qu’aujourd’hui plus personne ne sait vraiment comment définir, n’est pas le compagnonnage, l’entraide solidaire ou l’amitié que souderait une communauté d’intérêt. La fraternité est le lien le plus intime qui unit tous les hommes parce qu’ils partagent la même nature et qu’ils ont besoin les uns des autres pour exercer cette liberté responsable qui seule peut préserver l’égalité.
La liberté n’est pas l’absence de contrainte. La fraternité nous le rappelle. Si nous vivons dans ce lien de coresponsabilité du bien des autres, alors notre liberté est liée au déploiement du bien des autres et réciproquement. Or, précisément, cette réciprocité est en soi égalité. Nous sommes tous à la même enseigne. Nous sommes tous également responsables à la foi des membres de la fraternité et de la fraternité elle-même, c’est-à-dire de la qualité du lien qui nous unit. Or le lien fraternel pour être juste et durable ne peut qu’être un lien d’égalité. Ce lien, en effet, est constitué des actes libres que nous posons tous. L’égalité n’est pas un acte, elle est constitutive de la dignité humaine et donc de la relation fraternelle. La fraternité non plus n’est pas un acte. Elle est l’expression de cette égalité qui repose sur la liberté. Car, si elle aussi est constitutive de la dignité humaine, c’est précisément la liberté qui va décider de la nature de la fraternité, par ce qu’elle décidera de faire de l’égalité. C’est en effet grâce à la liberté que l’Homme choisit de poser des actes, de respecter ou non l’égalité et donc la fraternité. Aussi la fraternité n’existe que dans le respect de l’égalité qui, comme un nouveau-né sans défense, est tout entière entre les mains de la liberté. La liberté est ainsi le ferment de la fraternité par la défense de l’égalité.
Si la fraternité est rompue, cela veut dire que la liberté n’a pas respecté l’égalité. Et cela est possible de deux manières. Soit parce que la liberté n’est pas libre, soit parce que l’égalité n’est pas égale. Autrement dit, soit je suis libre et je respecte l’égalité, soit je ne suis pas libre et je cours le risque de porter atteinte à l’égalité. Mais il se peut aussi que je sois libre et que je défende une fausse égalité. Nous touchons ici au double problème de notre époque et donc de notre devise républicaine, le divorce entre vérité et liberté d’une part et le conflit entre égalité et vérité d’autre part. Si la liberté responsable recherche le bien de l’autre (et réciproquement) et que l’égalité proposée comme bien est en fait une fausse égalité, alors tout être libre œuvrera sincèrement dans la mauvaise direction. Ce qui au fond est un manque de liberté, car la liberté suppose, pour être effective de ne pas être trompée. Un marin qui navigue avec de fausses indications est-il vraiment libre de son destin ? La liberté est inséparable de la vérité. Aussi pour que liberté embrasse la cause de l’égalité il faut que l’égalité soit une véritable égalité. Or aujourd’hui, non seulement on confond égalité et équité, mais on confronte des termes qui n’ont pas à l’être. Parler d’égalité suppose en effet de comparer deux choses rigoureusement semblables. Deux êtres humains par exemple. Cela dit, ils ont les mêmes droits parce que la même dignité les porte. En matière d’égalité c’est bien la dignité humaine de deux personnes qu’il faut comparer, non les deux personnes elles-mêmes. Par exemple, la dignité humaine suppose de manière native le droit de manger à sa faim pour tout être humain. Mais il s’agit bien de manger à sa faim et non à la faim de l’autre. L’égalité exige que chacun puisse manger pour vivre et l’équité impose de manger chacun à sa faim. L’égalité ne porte pas entre la faim de Pierre ou de Paul, mais entre la dignité de Pierre et celle de Paul. L’équité, en revanche, mettra en rapport les deux faims pour donner à Pierre ce qu’il lui faut et à Paul sa propre ration. Aussi, si ma liberté porte sur ma responsabilité à choisir et faire le bien, cela signifie que par elle je suis responsable du bien de Paul et de Pierre, tant en terme d’égalité de dignité humaine que d’équité entre deux personnes humaines.
Cette responsabilité que porte la liberté de chacun sur le bien de toute personne concernée par l’exercice de cette liberté, crée une fraternité de fait. Une fraternité dont justement l’égalité et à partir d’elle l’équité sont l’équilibre que construit ou remet en cause la liberté. Une liberté fondée sur le bien véritable de l’autre, de chaque autre selon le principe d’égalité (chacun a droit à son bien) construit une fraternité responsable. A son tour, une fraternité responsable envisage le bien de chacun ainsi que le bien de la fraternité elle-même, selon ce principe d’égalité fondamentale qui veut que chacun aient ce qui est juste (équitable) pour son développement et donc l’exercice de sa liberté. (justice et égalité)L’égalité véritable est donc bien le garant de la fraternité, dans la mesure où chacun ayant ce qui est bon pour lui et étant conscient que son bien dépend du bien des autres, le tandem égalité-équité inspire un cercle vertueux qui ne peut être rompu que par une liberté entravée, c’est-à-dire une liberté qui ne cherche plus le bien de la fraternité, mais son bien personnel, au mépris inévitable de l’égalité.