En Auvergne, une communauté catholique organise des journées «viriles» pour apprendre à être un mâle, un vrai. Au programme : poncifs et truismes érigés en leçons de vie. Difficile de ne pas partir avant la fin.
Mais que diable suis-je allé faire dans cette galère ? C’est la question que je me suis posée pendant les trois jours de ce «Camp Optimum», une réunion d’hommes censés réfléchir à l’état de la masculinité aujourd’hui. Une sorte de camp scout pour adulte. Quand mes enfants ont appris que j’allais suivre un stage pour devenir un homme encore meilleur – la promesse de ces camps – j’ai lu dans leur regard une incompréhension mêlée d’inquiétude. J’en ai profité pour leur demander s’ils étaient capables de donner la définition d’un homme. Leur silence s’est fait goguenard. C’est l’aîné, je crois, qui l’a rompu en me déclarant du haut de ses 20 ans, un rien condescendant : «Je ne me suis jamais posé la question et franchement je m’en moque.»
Me voici en route pour un centre de vacances bien tenu, sans charme particulier. Nous sommes en Auvergne, un paysage magnifique, austère et grandiose, propice à la réflexion. Le stage débute le jeudi soir et se termine le dimanche après le déjeuner.
A 18 heures précises nous nous retrouvons tous en salle de réunion où nous passerons une grande partie de ces trois jours. Nous sommes 125, je ne sais pas si ce chiffre inclut la dizaine de prêtres présents. Pas une seule femme.
Les journées s’organisent de la façon suivante : messe facultative à 7 heures du matin, puis petit-déjeuner suivi de sessions d’une heure et demi autour d’un thème de réflexion. Les après-midi du vendredi et du samedi sont occupées par des activités physiques destinées à créer des liens entre participants. Le vendredi, il s’agit d’un jeu de piste par équipe qui se termine en poussant une voiture dans un champ en criant «allez les gars, allez les gars, on va y arriver !» Le samedi après-midi, on a le choix entre marche à pied, VTT, tir à l’arc, tir à la carabine, saut dans le vide, karting… Des activités déclarées viriles.
L’homme aime l’aventure
C’est en passant à table le premier soir que je prends la mesure de la dimension profondément catholique de ces camps organisés, notamment, par des membres de la Communauté de l’Emmanuel. Je m’apprête à m’asseoir lorsque je réalise que tout le monde reste debout dans l’attente d’une prière chantée, destinée à bénir le repas que nous allons prendre, ceux qui l’ont préparé et les femmes (!) qui le servent. Au cours de ces repas j’ai pu discuter avec les uns et les autres. Dieu est au centre de leur vie à un point tel que j’ai eu du mal à dire que j’étais agnostique, bien que catholique de culture. Une fois, j’ai réussi à «l’avouer» et j’ai senti un étonnement immense. On m’a servi le poncif habituel : «Mais comment ne pas croire en Dieu quand on voit tant de beauté dans l’art, la nature, la vie ?» Je n’ai pas poursuivi la discussion. J’étais avec des militants de la foi et les militants ne laissent pas la place au doute. Après tout, on ne demande pas à une table de végans si le gigot sera servi avec des flageolets ou de la purée.
Je dois préciser que jamais je n’ai entendu le moindre propos raciste ou discriminant. Jamais non plus de propos politiques. Il ressort de ces échanges une sorte de sérénité partagée par ces hommes qui croient au même dieu, partagent les mêmes valeurs et pratiquent les mêmes rites. Je suis tenté de penser que ces personnes si conservatrices dans leur façon de penser, tellement attachées au modèle traditionnel de la famille, ne sont pas de gauche. Certes non. On les imagine volontiers de droite, mais je ne me suis jamais senti à une tablée du Front national pas plus qu’à une réunion de Sens commun, même si l’on imagine avec ces derniers une proximité de pensée sur de nombreux sujets.
Hors les après-midi «viriles», les journées s’organisent en différentes sessions sur le modèle des séminaires d’entreprise. Au total, il y en aura dix qui s’articuleront autour des quatre axes qui, paraît-il, structurent la vie des hommes et dont je reprends les intitulés exacts : «Vivre une aventure», «Se battre pour sa liberté», «Trouver sa belle», «Régenter son royaume». Toutes les sessions se déroulent sur le même schéma. Un intervenant, un laïc – jamais un prêtre – vient faire un exposé sur un thème donné. Le propos est toujours illustré d’extraits de films, souvent d’action style Star Wars, le Seigneur des anneaux, Il faut sauver le soldat Ryan, mais aussi Pretty Woman, dans lesquels l’attitude des hommes est valorisée, qu’il s’agisse de faire face à l’ennemi ou à sa belle.
Disons-le sans détour, la teneur de ces conférences est d’une médiocrité affligeante. Les banalités succèdent aux lieux communs. A les entendre, l’homme incarne la force et l’autorité. Il aime l’aventure. Il a besoin d’entreprendre et de montrer sa force et son courage. Il doit veiller à «défusionner la mère de ses enfants», montrer le chemin et soutenir sa femme dont l’affection et la douceur baignent la famille. Ne nous trompons pas, il n’y a aucun mépris pour les femmes, aucune plaisanterie ou moquerie déplacée. Au contraire même, très souvent hommage est rendu par les conférenciers à leur épouse – à qui on ne conteste pas le droit de travailler – sans laquelle jamais, disent-ils, ils ne seraient devenus ce qu’ils sont. Il y a dans ces propos le respect et l’affection sincères du cavalier pour son cheval. Comme chacun sait, quand on veut aller loin, on ménage sa monture…
Un matin, j’écoute d’une oreille distraite (quand je ne somnole pas) cette suite de balivernes lorsque j’entends que le désir des hommes et celui des femmes ne sont pas de même nature. Celui des hommes serait plus puissant, irrépressible, impétueux alors que celui des femmes serait plus discret, fragile, lent à se manifester. Et c’est alors que, pour illustrer son propos, le conférencier nous gratifie d’une métaphore aussi poétique que subtile : «En matière de sexualité, l’homme est un TGV, la femme est une Micheline.» J’aurais dû m’attendre à ce genre d’âneries.
«La masculinité est un don»
Avant de venir au camp, il est vivement recommandé de lire ce qui sert de bréviaire aux organisateurs : Indomptable, le secret de l’âme masculine, de l’Américain John Eldredge (2002, Farel Editions). Je crois n’avoir jamais rien lu de plus crétin et d’aussi misogyne. Je n’ai pas pu finir. Les fausses vérités et les truismes s’enchaînent sans mollir (sic) : «la masculinité est un don»,sous-entendu de Dieu, «la féminité peut exciter la masculinité», «l’homme a besoin d’une orbite plus grande que la femme», «Eve avait mangé le fruit défendu, Adam avait encore la possibilité de ne pas le faire», «toute femme a besoin de se dire qu’elle est exquise, à part et choisie…» J’arrête là. Cette vision de l’existence aussi primaire que béate est parfaitement assumée par les organisateurs qui s’inspirent d’un camp dans le Colorado auquel l’un des fondateurs d’Optimum a participé en 2011. Ceux qui sont là ne sont pourtant pas des imbéciles et je n’ai aucune envie de me moquer d’eux. Aucune. Le gros de la troupe, environ les deux tiers, a entre 40 et 50 ans. Des pères de famille pour la plupart, sans doute guettés par la «middle age crisis» comme dirait John Eldredge. Environ un quart des participants est jeune, autour de 25 ans, et le reste sensiblement plus âgé. Ces hommes, très majoritairement provinciaux, semblent appartenir à une classe moyenne plutôt supérieure, ont suivi des études et sont bien intégrés dans la société.
Une fin d’après-midi, on nous demande de nous réunir par petits groupes, pour partager ensemble ce qui «a fait vibrer notre cœur d’homme» au cours des réunions de la journée. Assis en cercle, un peu gêné, chacun explique ce qui l’a touché et ce qu’il vient chercher là. Parmi nous, il y a quatre jeunes assez attachants. L’un a hésité à devenir prêtre et vient de se fiancer. Un autre, également fiancé, est là pour bien comprendre quelle est sa mission d’homme dans son couple. Le troisième ne doit pas savoir grand-chose des femmes. Il est très content, se sent désormais au clair et pense qu’il va enfin réussir à inviter la fille qu’il a en vue. A mon avis, il a encore du chemin à faire. Le quatrième, très sympathique, vit avec une jeune femme. Cela a l’air d’aller sinon qu’il est perdu, abîmé par une enfance pendant laquelle son père a été absent, pire même, indifférent à ses enfants. Martin (1) raconte cette douleur et cela sonne juste, il est émouvant. Il y a aussi René et Simon. Pas loin de la cinquantaine. L’un a des relations compliquées avec les femmes et il a enfin rencontré l’âme sœur. Il vient ici pour faire le point et prendre conseil car cette fois-ci, il veut réussir. Simon, lui, se remet lentement de «la relation adultérine de sa femme» dont il divorce.
Plus tard, lors d’une séance dédiée aux témoignages, trois autres hommes, qui participent à l’organisation du camp, entre 45 et 50 ans, viendront nous raconter leur vie. Je n’en reviens toujours pas. Paul, Matthieu et Jérôme se succèdent sur l’estrade devant l’assemblée réunie au grand complet. Trois longues confessions de quarante minutes environ.
Paul est marié à Marie-Pierre depuis de nombreuses années. Ils ont deux enfants. La vie s’écoule dans une banalité de bon aloi. Il n’est pas, à cette époque-là, particulièrement croyant. Marie-Pierre, elle, est obsédée par la fin imminente du monde telle que l’annoncent quelques illuminés comme Paco Rabanne. Elle ne pense qu’à stocker du sucre, des pâtes, de l’huile et des conserves dans sa cave. Paul commence à se lasser. Son travail le mène souvent loin. C’est alors qu’il tombe amoureux d’une femme pour laquelle il quitte sa famille. Cela dure six mois. Torride. Mais ses enfants lui manquent. Un jour, il téléphone chez lui et demande à sa fille s’il peut la voir. Elle lui répond «oui, si tu reviens vivre avec Maman». En nous le racontant, il ne peut retenir ses larmes. Il se cramponne à son pupitre, murmure «tu vas y arriver, Paul» et reprend son récit. Il quitte finalement sa maîtresse et rejoint sa femme qui lui a toujours dit «je t’attendrai». Elle lui a pardonné. Il insiste sur la valeur de ce pardon et la générosité de sa femme. Il raconte sans tricher le temps qu’il a fallu pour que leur vie de couple se reconstruise.
Micheline !
L’histoire de Matthieu est encore plus surprenante. A 49 ans il est marié depuis vingt-cinq ans. Lui, son problème, c’est l’addiction à la pornographie. Il y consacre des heures, chaque jour, partout. Il raconte combien ces images l’envahissent, s’imposent à lui, même quand il fait l’amour avec sa femme. Il en a honte. Au bureau, il va régulièrement se masturber aux toilettes et il tremble de se faire prendre en train de consulter des sites pour adultes. Il comprend qu’il est en péril et décide de consulter un psychologue. Il raconte le soulagement de parler enfin de cette addiction. Il comprend que c’est une maladie. Il réussira à le dire à sa femme qui va l’aider et le soutenir. Il insiste sur la bienveillance de son épouse. Il pleure en racontant son histoire. Vient ensuite le tour de Jérôme qui, lui aussi, a des problèmes de «chasteté» comme il dit. Il explique que son mal être, son manque de confiance en lui, vient en grande partie d’un père qui l’a ignoré, le meurtrissant au plus profond de lui-même. Lorsqu’il est témoin d’une relation forte entre un père et son fils, au cinéma notamment, il ne peut s’empêcher de pleurer. J’écoute ces discours, à la fois touché par la sincérité évidente de ces hommes et profondément mal à l’aise d’être transformé malgré moi en voyeur.
Au-delà de cet exhibitionnisme, le fil rouge de ces histoires, c’est la défaillance des pères. Pères lointains, indifférents, parfois violents et, presque toujours aussi, maris infidèles et méprisants. A écouter ces récits, j’en arrive à la conclusion que les participants, pour beaucoup d’entre eux, viennent chercher ici une sorte d’autorisation d’être des hommes, des vrais, sans être des salauds. Car nous n’avons parlé que de cela : comment être un homme, maîtriser sa sexualité (on parle de «tempérance»), veiller sur sa femme et sa famille. C’est finalement bien peu au regard de toutes les situations auxquelles un homme est confronté et dont il n’a pas été question une seconde : le rapport à l’argent dans le couple, le partage des tâches, la contraception et les nouvelles techniques de fécondation (PMA et GPA), la recomposition de la famille quand le divorce devient inévitable… Rien non plus sur l’éducation des enfants : comment réagir face à leur sexualité, quid s’ils se découvrent homosexuels, comment leur transmettre des valeurs de tolérance et d’ouverture aux autres… De tout cela, pas un mot. Et puis… pas une seule parole de femme. Comment réfléchir à la masculinité, à la virilité, sans jamais s’interroger sur ce qu’en pensent, ce qu’en attendent les femmes ? Enfin… c’est oublier celle que j’ai baptisée, cela va de soi… Micheline !
Elle a fait son apparition sur l’estrade le deuxième jour, au moment d’aborder le sujet de la belle qu’il fallait conquérir. Micheline c’est un mannequin en polystyrène blanc, comme on en voit dans les vitrines des boutiques de mode pour femmes. Elle trônait sur scène, revêtue d’une robe rouge vif lui arrivant juste au-dessus du genou. Je n’ai pas compris quelle était sa fonction. Sans doute apporter une touche de féminité dans cette assemblée d’hommes. On a revu Micheline le dimanche matin, le clou du camp. Le samedi soir, avant la veillée autour d’un grand feu de bois, on nous a remis une enveloppe et un post-it. Il fallait inscrire sur le papier un mot symbolisant ce qu’on ne voulait plus vivre ou ressentir et le jeter dans le feu. Sans doute les flammes de l’enfer brûleraient-elles à jamais les démons que nous réussissions enfin à nommer. Quant à l’enveloppe, il fallait l’utiliser pour se poster à soi-même la lettre que l’on s’écrirait d’ici au lendemain et dans laquelle on décrirait l’homme meilleur que l’on veut devenir.
Malle de voyage
Ce dimanche matin donc, il est 6 heures dans la nuit noire de cette fin d’octobre et un cortège aux flambeaux s’ébranle, en silence, pour gagner un promontoire où une grande croix est dressée à côté d’un feu. Au pied de la croix, une malle de voyage est ouverte et, à côté, Micheline veille. On l’a changée pour l’occasion. Ce matin elle porte une petite robe noire toute simple qui aurait fait sourire Coco Chanel. Sans doute fallait-il une femme pour être témoin de ces hommes en mouvement vers une vie meilleure. Et, comme femme, on n’avait pas trouvé mieux. Ceux qui portent des flambeaux forment une haie dans l’axe de la croix. Chacun à son tour passe dessous, jette son post-it dans le feu et, dans la malle, sa lettre timbrée qui lui parviendra bientôt.
Au petit-déjeuner, comme c’était dimanche, il y avait des croissants. Deux dernières réunions restaient au programme. Je dois avouer – Dieu me pardonne – que j’ai craqué. Toutes ces bondieuseries, ces rituels de pacotille, ces discours d’une vacuité abyssale ont eu raison de ma patience. C’était trop. Je me suis échappé. Sur le chemin du retour, j’ai repensé à mes fils qui se moquent comme d’une guigne de ce questionnement masculiniste. Vivre leur suffit. Ils ont raison.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
Source : liberation.fr – Jean-Marc Savoye