L’engagement des chrétiens dans la Cité par Christophe Geffroy

L’engagement des chrétiens dans la Cité par Christophe Geffroy

Plusieurs livres récents évoquent l’engagement des chrétiens dans la cité avec pour toile de fond un monde occidental qui n’est plus chrétien, preuve qu’il s’agit là d’une question majeure. Petit tour d’horizon de ces différents ouvrages.

J’ai, sur mon bureau, une dizaine de livres récemment reçus qui s’interrogent, d’une façon ou d’une autre, sur ce qu’est être chrétien aujourd’hui dans un monde qui ne l’est plus, et comment, en conséquence, aborder le fait indubitable que les chrétiens sont devenus une minorité dans nos pays qui formaient jadis la chrétienté. Rod Dreher, qui a publié son essai stimulant, Le pari bénédictin (1), en septembre dernier, semble avoir fait rapidement des émules ! Une telle foison d’ouvrages montre en tout cas assurément que la question se pose et interpelle, comme on dit, les catholiques français.

À vrai dire, avant Dreher, Jean-Luc Marion avait publié en mai un essai original au titre provocateur, Brève apologie pour un moment catholique (2), et au ton résolument optimiste. Le propos de Marion est d’expliquer qu’il n’existe pas de « période bénie de référence » où il aurait été facile d’être chrétien et, afin de relativiser notre situation, qu’« il y a eu bien pire dans le passé, quand tout clergé digne de ce nom avait disparu de régions entières » (p. 17). Il se demande si notre pessimisme ne s’enracine pas dans une nostalgie d’un passé quelque peu idéalisé, avec l’idée, derrière la tête, de la nécessité « pour l’Église, de redevenir en France majoritaire, sinon hégémonique » – et pour y parvenir, certains, avant guerre, estimaient que « la rechristianisation de la France devait passer par une alliance avec les forces politiques dominantes » (p. 22 et 23), ce qui fut un échec complet.

Aujourd’hui, selon Marion, il faut sortir du dilemme : « soit les catholiques s’adaptent pour survivre, et ils disparaîtront, dilués dans le modèle commun et unique ; soit ils persistent dans leur marginalité, et ils disparaîtront aussi, minoritaires et insignifiants » (p. 24). Il ne reste pour notre auteur qu’une possibilité qu’il exprime de façon bien abstraite, « celle que seuls les catholiques puissent occuper, comme une responsabilité particulière et inaliénable, l’universalité » (p. 25). C’est ce qu’il nomme le « moment catholique » qui n’est pas celui de la conversion d’une majorité, le Christ n’ayant jamais assuré l’Église « de devenir majoritaire ou dominante dans le monde : il lui a seulement demandé de passer par la même croix, où il a conquis la Résurrection » (p. 27). Ce « moment catholique » est, pour Marion, d’autant plus d’actualité que les chrétiens sont « les seuls alliés fiables » de la République pour défendre la laïcité en tant que séparation des pouvoirs (la laïcité ne s’est imposée que dans les pays christianisés), entre une vision laïciste et l’irruption de l’islam. C’est surtout ce dernier qui pose problème reconnaît Marion, et la réponse qu’il suggère est vraiment très courte : appliquer la loi de 1905 à l’islam et demander aux chrétiens de « monter en première ligne de la prise de parole » (p. 46) dans la nécessaire disputatio avec les musulmans pour leur faire admettre la séparation, l’État ne pouvant qu’aider à rendre cette disputatiopossible, mais sans y intervenir.

LA QUESTION DE L’IDENTITÉ

Poursuivons nos lectures avec le livre de Julien Langella, Catholiques et identitaires (3). Co-fondateur de Génération Identitaire, l’auteur s’est, depuis, converti au catholicisme et le proclame fièrement dans cet ouvrage, appel à une « résistance totale », qui cherche à montrer ce qui rapproche le message chrétien du combat identitaire. « Être identitaire, explique l’auteur, c’est refuser la standardisation commerciale des modes de vie à l’échelle planétaire, l’immigration de peuplement extra-européenne et l’islamisation progressive de nos rues. Être identitaire, c’est vouloir rester soi-même » (p. 24). Un tel livre met mal à l’aise. S’il y a des choses justes (critique du libéralisme mercantile et du libéralisme sociétal, problème de l’islam et de l’immigration…), l’axe même d’une réflexion qui se veut chrétienne et qui ramène tout à la question de l’identité – qui n’est pas une notion figée, mais au contraire évolutive, c’est le propre de l’histoire – est particulièrement critiquable et mène sur un terrain miné, puisque cette question est absente des Évangiles. Au reste, notre auteur a une tendance à confondre nation et identité dans l’approche biblique, deux notions pourtant distinctes, non interchangeables.

Bien sûr, l’Église défend l’existence des nations, leur culture (l’auteur n’a pas de mal à citer les papes pour le montrer), et donc le droit de les protéger, mais en sachant qu’elles demeurent choses contingentes. De même, la doctrine sociale de l’Église reconnaît aux États, en tant que garants du bien commun, la faculté de limiter l’immigration (François lui-même l’a rappelé), mais elle a toujours manifesté une compassion envers les plus faibles – elle, bien présente dans l’Évangile – et un souci de la dignité de la personne que l’on ne trouve pas dans l’approche « froide » de l’auteur où les immigrés apparaissent comme des ennemis (cf. p. 146, par ex.). Pour mieux étayer son propos, Langella retient des enseignements de l’Église surtout ce qui va dans son sens et pratique une approche très approximative de l’autorité du Magistère réduite à l’alternative faillible/infaillible, lui permettant de conclure que ce qui ne lui plaît pas n’oblige pas, puisque jugé non infaillible.

Dans cet essai, Julien Langella fait toutefois preuve d’une foi sincère qui ouvre une porte au dialogue. Est-ce en le vouant aux gémonies qu’on l’aidera à faire évoluer ses positions ?

LE PARI CHRÉTIEN

François Huguenin s’est fait connaître par des livres passionnants sur l’Action Française et le conservatisme. À la manière de Rod Dreher (avec un titre très proche), il réfléchit maintenant (4) à la façon d’être chrétien dans une société qui ne l’est plus. Il y a des analyses intéressantes bien que peu originales, avec d’utiles rappels sur les fondamentaux (l’homme appréhendé comme animal politique et spirituel), sur le fait que le christianisme ne se réduit pas à un problème de défense d’identité, de valeur ou de morale, mais qu’il s’agit avant tout d’une rencontre d’Amour avec une Personne, Jésus-Christ, dont tout découle, mais on perçoit vite que l’auteur est avant tout gêné par l’affirmation d’un militantisme catholique assumé sans complexe dont la Manif pour tous est le symbole.

Après avoir soutenu que « l’Évangile est politique » (p. 81) – ce qui est très discutable, sauf à l’entendre comme pouvant avoir des répercussions en politique –, Huguenin consacre ses efforts à montrer que le rôle des chrétiens n’est pas de chercher à établir une société chrétienne : « Il est illusoire de croire qu’en établissant une société chrétienne on pourrait consolider le salut apporté par le Christ » (p. 103). « Les chrétiens ont à mener un dialogue avec le monde sans vouloir imposer leurs normes » (p. 147), comme si les chrétiens étaient en mesure d’imposer quoi que ce soit ! Il affirme encore que le christianisme a pour « destinée la plus ordinaire » de « vivre dans un monde ne partageant pas ses options fondamentales ». Et, ajoute-t-il, « en se croyant protégé par le pouvoir politique, le chrétien a cru pouvoir entrer dans le jeu classique de la course à la domination » (p. 157). Certes, la « chrétienté » telle qu’elle a existé appartient définitivement au passé et aucun « retour en arrière » n’est possible ni souhaitable. Même ceux qui rêvent de la chrétienté doivent bien se douter qu’elle ne se décrète pas, qu’elle ne dépend pas d’une simple volonté politique, mais se construit dans le temps par l’évangélisation des populations.

Huguenin a raison d’insister sur le fait incontournable que les chrétiens ont à vivre chrétiennement dans ce monde-là où Dieu les a placés, monde sécularisé où certaines lois heurtent leurs convictions profondes et où ils ne sont plus qu’une minorité sans grand pouvoir d’influence. Et, assurément, vu leur petit nombre, sauf mouvement d’évangélisation aux succès foudroyants fort improbables à vue humaine, on ne les voit pas devenir à nouveau majoritaires dans un avenir proche.

Cela étant dit et admis, comment Huguenin sait-il d’une façon aussi péremptoire qu’une « société chrétienne » n’aiderait pas les chrétiens à mieux vivre leur foi et que la destinée ordinaire de l’Église est de vivre dans un monde étranger à « ses options fondamentales » ? Quand on est partisan de l’évangélisation – et tout chrétien l’est puisque c’est au cœur de sa foi –, on ne peut être opposé par principe à une « société chrétienne » : si, en effet, l’évangélisation conduisait une majorité de la population à devenir chrétienne, par la force des choses, la société le deviendrait aussi plus ou moins, non à la manière du maurrassisme où tout est imposé du haut, mais par la base.

Quant au fait que le pouvoir corrompt et que les chrétiens y ont cédé au temps de la « chrétienté », c’est une évidence liée à la nature humaine pécheresse, mais cela ne condamne pas le principe en tant que tel, même si pareil risque existe. Principe, au demeurant, que je ne défends pas particulièrement ; il me semble seulement que c’est un débat ouvert sur lequel il n’y a pas à dogmatiser – je rappelle au passage que Vatican II ne condamne pas le principe d’un État chrétien, il lui impose juste le respect du droit à la liberté religieuse (cf. Dignitatis humanae, n. 6).

Une remarque, enfin, à propos de l’exigence de ne pas vouloir imposer ses normes. Si on l’entend par la force ou la pression, cela va sans dire, mais si c’est par la persuasion, grâce à la puissance et la cohérence de l’argumentation, où est le mal ? N’est-ce pas aussi l’un des buts de tout dialogue ? Pourquoi prétendre l’éliminer d’emblée ?

Ce qui est agaçant avec ce type d’approche, c’est, au prétexte qu’il faut accepter la situation qui est la nôtre – que faire d’autre ? –, d’en arriver à la trouver bonne en elle-même, voire la meilleure possible ! Au point que ce sont finalement ceux qui s’opposent avec le plus d’énergie aux transgressions anthropologiques en cours qui diviseraient l’Église. Et Huguenin va jusqu’à approuver « certains analystes » selon lesquels « La Manif pour tous avait créé un clivage au sein du catholicisme » (p. 148), pour aussitôt distinguer celle-ci de la « logique » des Veilleurs, comme s’ils n’étaient pas l’un des fruits de la Manif pour tous !

 

 

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