La vénération du bois de la Croix à Jérusalem, l’après-midi du Vendredi saint, nous est connue par la description qu’en donne la pèlerine Égérie dans son Journal de voyage, ch. 36-37 (Sources chrétiennes 296).
Égérie, une très pieuse personne originaire de Galice, semble-t-il, avide de voir lieux saints et saints moines, entreprit un long voyage en Orient (381-384) qu’elle décrit dans une lettre adressée à des correspondantes qu’elle appelle ses sœurs, en qui on voit les membres d’une communauté dont elle fait partie. Communauté monastique ou cercle de dames pieuses comme il en existait à l’époque ? Sa manière de vivre et de voyager ne donne pas l’impression qu’elle mène la vie ascétique. La durée de son pèlerinage, sa liberté pour décider de ses déplacements durant trois ans, le brillant appareil qui lui vaut d’être reçue tant par les évêques que par les moines les plus austères dont elle admire le mode de vie ascétique, sans toutefois le partager, laisse à penser qu’il s’agit plutôt d’une de ses pieuses laïques d’assez haut rang qui viennent en pèlerinage aux lieux saints d’Orient.
Son séjour de trois ans à Jérusalem est entrecoupé de voyages en Égypte, au Sinaï, en Mésopotamie, à Antioche, Constantinople ; elle parcourt la Palestine. Elle est infatigable, avide de voir et de savoir. Son Itinerarium, bien que parvenu incomplet, fournit une mine de renseignements. C’est le cas pour la liturgie de la Semaine sainte à Jérusalem où on la retrouve aux environs du samedi 9 mars 384, deux semaines avant Pâques.
Elle se déroule dans les Lieux saints par excellence, ceux de la Passion et de la résurrection du Christ, où s’élève, à l’époque d’Égérie, l’Anastasis, rotonde à l’intérieur de laquelle se dresse le bloc rocheux du tombeau, enchâssé dans un édicule qui le protégeait ; elle s’ouvrait à l’est sur un très beau et vaste atrium entouré de portiques. Dans l’angle sud-est se dressait le monticule du Golgotha, qu’Égérie appelle « la Croix », d’où son expression « devant la Croix » pour désigner l’atrium ; une croix y était dressée ; un ciborium doré protégeait le lieu des intempéries. Au sud ou à l’est du Golgotha, une petite chapelle dite « derrière la Croix » était utilisée pour l’adoration de la vraie Croix et d’autres reliques dont le titulus. Le Martyrium est l’église majeure édifiée sur ordre de Constantin, grande basilique à cinq nefs dont l’abside dominait l’atrium de l’Anastasis, précédée à l’est d’un vaste atrium dont les portes ouvraient sur la rue principale de Jérusalem. C’est dans ce cadre vaste et somptueux que se déroulaient les cérémonies liturgiques, en particulier celles de la semaine sainte : la « Grande semaine ».
« Le dimanche, où l’on entre dans la semaine pascale, qu’on appelle ici la grande semaine, lorsqu’on a célébré depuis le chant des coqs, ce qu’il est d’usage de faire à l’Anastasis ou à la Croix jusqu’au matin, le dimanche matin donc, on se réunit, selon l’usage habituel, dans l’église majeure qu’on appelle Martyrium. On l’appelle Martyrium parce qu’elle se trouve au Golgotha, derrière la Croix, là où le Seigneur a souffert : d’où ce nom de Martyrium ». Ce dimanche ne s’appelle pas encore le « jour des palmes » ; néanmoins la commémoration de l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem a lieu dans la soirée à partir du Mont des Oliviers, à travers la ville jusqu’à l’Anastasis. Les jours suivants des cérémonies quasi continuelles se déroulent dans les différents lieux, de nuit comme de jour, comportant antiennes, psaumes et lectures. Égérie insiste sur l’affluence ; autour de l’évêque et du clergé se pressent le peuple et les catéchumènes. Elle insiste aussi sur l’émotion, les cris, larmes et gémissements à la lecture des textes de la Passion.
Le vendredi c’est en suivant l’itinéraire de Gethsémani au Golgotha que se déroule la liturgie qui commence avant le jour. Après les lectures appropriées, l’évêque encourage les fidèles et les envoie se reposer un moment parce qu’ils ont peiné toute la nuit : « Reposez-vous un peu, et vers la deuxième heure du jour, soyez tous ici présents pour que, de cette heure jusqu’à la sixième, vous puissiez voir le saint bois de la croix qui, chacun de nous le croit, sera utile à notre salut. ».
Après ce temps de repos « les voici tous présents. On place alors un siège pour l’évêque au Golgotha, derrière la croix […] on dispose devant lui une table couverte d’une nappe. Autour de la table, les diacres se tiennent debout. On apporte le coffret d’argent doré qui contient le saint bois de la croix, on l’ouvre, on l’expose, on place sur la table et le bois de la croix et l’écriteau. Quand on les a placés sur la table, l’évêque, assis, appuie ses mains sur les extrémités du bois sacré, et les diacres, debout autour, surveillent. Voici pourquoi cette surveillance. Il est d’usage que tout le peuple, tant fidèles que catéchumènes, s’approche un à un, se penche sur la table, baise le bois sacré et passe. Or on raconte que quelqu’un, je ne sais quand, y a mordu et a volé un fragment du bois sacré. C’est pourquoi maintenant les diacres debout à l’entour, surveillent ainsi, pour qu’aucun de ceux qui approche n’ose refaire de même. Tout le peuple défile donc un par un. Chacun s’incline, touche du front, puis des yeux, la croix et l’écriteau, baise la croix et passe, mais personne n’étend la main pour toucher. […] Tout le peuple défile, entrant par une porte, sortant par une autre […] Quand vient la sixième heure, on va devant la Croix, qu’il pleuve ou qu’il fasse très chaud ; cet endroit est en plein air : c’est une sorte d’atrium très grand et très beau, entre la Croix et l’Anastasis. »
La liturgie continue par des lectures et des psaumes : « Tous les passages où ils ont parlé de la passion du Seigneur », tous les passages des Évangiles « où il subit sa passion » et « dans les Prophètes les passages où ils ont dit que le Seigneur souffrirait la passion ». Et Égérie commente : « Ainsi, pendant ces trois heures, tout le peuple apprend que rien ne s’est passé qui n’ait été prédit et que rien n’a été dit qui ne se soit parfaitement réalisé. On intercale continuellement des prières. » « Il n’est personne, du plus âgé au plus jeune, qui, ce jour-là, ne se lamente à un point incroyable de ce que le Seigneur ait souffert cela pour nous. A la neuvième heure, on lit ce passage de l’évangile de Jean où il rendit l’esprit. Après cette lecture on fait une prière et le renvoi ». Mais, de la Croix, tous se rendent au Martyrium puis plus tard à l’Anastasis où on continue la vigile ; ceux qui le peuvent passent toute la nuit.
La vénération du bois de la Croix s’inscrit donc dans les cérémonies qui se déroulent le vendredi saint à Jérusalem. C’est une dévotion émouvante qui s’inscrit dans le cadre de la liturgie proprement dite mais qui, ne comporte pas les lectures, prières, hymnes et psaumes de l’ensemble de l’office. Elle permet un contact concret, mais bref, encadré et en silence, que l’évêque déclare « utile à notre salut » mais elle ne semble pas susciter cette adhésion de tout l’être que permet la liturgie par laquelle le peuple chrétien revit, dans la ferveur et une vive émotion, la passion de son Seigneur sur les lieux même où elle s’est déroulée.
Françoise Thelamon, professeur d’histoire du christianisme, université de Rouen