Pour éclairer le débat remis à l’ordre du jour par le pape François, récent cosignataire d’une déclaration sur la fraternité universelle professant, sans nuance ni réserve, que le pluralisme et la diversité des religions résulteraient d’une sage volonté divine, il n’est peut—être pas inutile de verser au dossier une autre déclaration, intitulée « Dominus Iesus » : publiée par la congrégation pour la doctrine de la foi et approuvée par le pape Jean-Paul II le 16 juin 2000, elle a été commentée en ces termes par Joseph Ratzinger, alors cardinal-préfet de cette congrégation et futur pape Benoît XVI. Voici ce commentaire :
« 1. Dans le débat contemporain animé sur la relation entre le christianisme et les autres religions, l’idée avance que toutes les religions sont pour leurs fidèles des moyens de salut également valides. Il s’agit d’une conviction désormais très répandue non seulement dans les milieux théologiques, mais aussi dans des secteurs de plus en plus vastes de l’opinion publique, catholique ou pas, en particulier celle qui est le plus influencée par la culture répandue aujourd’hui en Occident, qui peut être définie, sans crainte de démenti, avec le mot: relativisme.
La théologie dite du pluralisme religieux, en vérité, s’était déjà graduellement mise en place depuis les années cinquante du XXe siècle, mais ce n’est qu’aujourd’hui qu’elle revêt une importance fondamentale pour la conscience chrétienne. Naturellement, ses configurations sont très différentes, et il serait erroné de vouloir grouper toutes les positions théologiques qui font référence à la théologie du pluralisme religieux dans le même système.
La Déclaration, donc, ne se propose pas de décrire les caractéristiques essentielles de ces tendances théologiques, et prétend encore moins les enfermer dans une formule unique. Notre document cherche plutôt à signaler quelques présupposés de nature tant philosophique que théologique qui sont à la base des différentes théologies du pluralisme religieux actuellement diffuses: la conviction du caractère insaisissable et ineffable en totalité de la vérité divine; l’attitude relativiste envers la vérité, de sorte que ce qui est vrai pour certains ne le serait pas pour d’autres; l’opposition radicale entre la mentalité logique occidentale et la mentalité symbolique orientale; le subjectivisme exaspéré de ceux qui considèrent la raison comme seule source de connaissance; le “vidage” métaphysique du mystère de l’incarnation; l’éclectisme de ceux dans la réflexion théologique assument des catégories issues d’autres systèmes philosophiques et religieux, sans tenir compte de leur cohérence interne ou de leur incompatibilité avec la foi chrétienne; la tendance, enfin, à interpréter les textes de l’Écriture en dehors de la Tradition et du Magistère de l’Eglise (cf. Déclaration Dominus Iesus, n.4).
Quelle est la conséquence fondamentale de cette façon de penser et de sentir en relation avec le centre et le cœur de la foi chrétienne? C’est le rejet substantiel (ndt: en substance) de l’identification de l’unique personnage historique, Jésus de Nazareth, avec la réalité de Dieu, du Dieu vivant.
Ce qui est absolu, ou celui qui est l’Absolu, ne peut jamais se donner dans l’histoire en une révélation pleine et définitive. Dans l’histoire il n’y a eu que des modèles, des figures idéales (symboliques) qui nous renvoient à un Totalement Autre, qui, cependant, ne peut être “saisi” comme tel dans l’histoire. Certains théologiens plus modérés confessent que Jésus-Christ est vrai Dieu et vrai homme, mais estiment qu’en raison de la limitation de la nature humaine de Jésus, la révélation de Dieu en lui ne peut pas être considérée comme complète et définitive, mais doit toujours être considérés en relation avec d’autres possibles révélations de Dieu exprimées dans les génies religieux de l’humanité et dans les fondateurs des religions du monde. De cette façon, objectivement parlant, on introduit l’idée erronée que les religions du monde sont complémentaires à la révélation chrétienne. Il est donc clair que l’Eglise, le dogme, les sacrements ne peuvent pas avoir la valeur de nécessité absolue. Attribuer à ces moyens finis un caractère absolu et même les considérer comme un instrument pour une véritable rencontre avec la vérité de Dieu, universellement valable, signifierait placer sur un plan absolue ce qui est particulier, et déformer la réalité infinie du Dieu Totalement Autre.
Sur la base de ces concepts, considérer qu’il y a une vérité universelle, obligatoire et valable dans l’histoire elle-même, qui se réalise dans la personne de Jésus-Christ et est transmise par la foi de l’Eglise, est considéré comme une sorte de fondamentalisme qui constituerait un attentat contre l’esprit moderne et représenterait une menace pour la tolérance et la liberté.
Le concept même de dialogue prend un sens radicalement différent de celui prévu dans le Concile Vatican II. Le dialogue, ou plutôt l'”idéologie du dialogue” se substitue à la “mission” et à “l’urgence de l’appel à la conversion”: le dialogue n’est plus le moyen de découvrir la vérité, le processus par lequel on communique à l’autre la profondeur cachée de ce qu’il a vécu dans son expérience religieuse, mais qui attend d’être accompli et purifié dans la rencontre avec la révélation définitive et complète de Dieu en Jésus-Christ; le dialogue dans les nouveaux concepts idéologiques, qui ont malheureusement pénétré même au sein du monde catholique et certains milieux théologiques et culturelle, est au contraire l’essence du “dogme” relativiste et l’opposé de la «conversion» et de la «mission». Dans la pensée relativiste, dialogue signifie mettre sur le même plan sa propre position ou sa propre foi et les croyances des autres, de sorte que tout se réduit à un échange entre des positions égales et donc relatives entre elles, dans le but d’atteindre le maximum de collaboration et d’intégration entre les différentes conceptions religieuses.
La dissolution de la christologie et donc de l’ecclésiologie, qui lui est subordonnée mais est inséparablement liée à elle, devient donc la conclusion logique d’une telle philosophie relativiste, qui, paradoxalement, se retrouve à la fois à la base de la pensée post-métaphysique de l’Occident et de la théologie négative de l’Asie. Le résultat est que la figure de Jésus Christ perd son caractère d’unicité et d’universalité salvifique.
Le fait, ensuite, que le relativisme se présente à l’enseigne de la rencontre entre les cultures, comme la vraie philosophie de l’humanité, en mesure de garantir la tolérance et la démocratie, conduit à marginaliser davantage ceux qui persistent dans la défense de l’identité chrétienne et dans sa prétention à répandre la vérité universelle et salvifique de Jésus-Christ.
En réalité, la critique de la prétention au caractère absolu et définitif de la révélation de Jésus-Christ selon la foi chrétienne, s’accompagne d’une fausse notion de tolérance. Le principe de la tolérance, comme expression du respect de la liberté de conscience, de pensée et de religion, défendu et promu par le Concile Vatican II, et encore répété dans la Déclaration, est une position éthique fondamentale, présente dans l’essence du Credo chrétien, car il prend au sérieux la liberté de la décision de foi. Mais ce principe de tolérance et de respect de la liberté est aujourd’hui manipulé et indûment outrepassé, quand il s’étend à l’appréciation du contenu, comme si tous les contenus des différentes religions et même des conceptions a-religieuses de la vie devaient être placées sur le même plan, et qu’il n’existait plus une vérité objective et universelle, puisque Dieu ou l’Absolu se révéleraient sous d’innombrables noms, mais que tous les noms seraient vrais. Cette fausse idée de tolérance est liée à la perte et au renoncement à la question de la vérité, qui est en effet désormais considérée par beaucoup comme une question sans importance, ou secondaire. La faiblesse intellectuelle de la culture actuelle est ainsi mise en lumière: la question de la vérité venant à manquer, l’essence de la religion ne se différencie plus de sa «non-essence», la foi ne se distingue plus de la superstition, l’expérience de l’illusion. Enfin, sans une sérieuse prétention à la vérité, même l’appréciation des autres religions devient absurde et contradictoire, parce qu’on ne possède pas le critère pour voir ce qui est positif dans une religion, le distinguant de ce qui est négatif ou le résultat de la superstition et de la tromperie.
2. À ce propos, la Déclaration reprend l’enseignement de Jean-Paul II dans l’Encyclique Redemptoris Missio: «Ce que l’Esprit fait dans le cœur de l’homme et dans l’histoire des peuples, des cultures et des religions, assume un rôle de préparation à l’Évangile» (RM 29 ).
Ce texte fait explicitement référence à l’action de l’Esprit, non seulement «dans le cœur des hommes», mais aussi «dans les religions». Cependant, le contexte place cette action de l’Esprit dans le mystère du Christ, dont elle ne peut jamais être séparée; en outre, les religions sont juxtaposées à l’histoire et aux cultures des peuples, où le mélange entre le bien et le mal ne peut jamais être mis en doute. Donc, doit être considéré comme praeparatio evangelica non pas tout ce qui peut être trouvé dans les religions, mais seulement «ce que l’Esprit opère» en elles. Il en résulte une conséquence très importante: le chemin vers le salut est le bien présent dans les religions, comme œuvre de l’Esprit du Christ, mais pas les religions en tant que telles. Ceci est du reste confirmé par la doctrine de Vatican II en ce qui concerne les graines de la vérité et de la bonté présentes dans d’autres religions et cultures, exposées dans la déclaration conciliaire Nostra Aetate: «L’Église ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces modes de conduite et de vie, ces préceptes et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose, cependant reflètent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes »(NA, 2). Tout ce qui existe de vrai et de bon dans les religions ne doit pas être perdu, et doit même être reconnu et valorisé. Le bien et la vérité, partout où il se trouve, provient du Père et est l’œuvre de l’Esprit; les graines des logos sont répandus partout. Mais nous ne pouvons pas fermer les yeux sur les erreurs et les pièges qui sont également présents dans les religions. La Constitution dogmatique Lumen Gentium du Concile Vatican II elle-même affirme: «Très souvent les hommes, trompés par le Malin, errent dans leurs pensées, et ont échangé la vérité divine avec le mensonge, servant la créature au lieu du Créateur» (LG, 16).
Il est compréhensible que, dans un monde qui croît de plus en plus ensemble (qui s’interpénètre de plus en plus), les religions et les cultures aussi se rencontrent. Cela mène non seulement à un rapprochement extérieur des hommes de diverses religions, mais aussi à un intérêt croissant vers les mondes religieux inconnus. En ce sens, c’est-à-dire aux fins de la compréhension réciproque, il est légitime de parler d’enrichissement mutuel. Cela n’a rien à voir avec l’abandon de la prétention, de la part de la foi chrétienne, d’avoir reçu en don de Dieu dans le Christ la révélation définitive et complète du mystère du salut, et même doit être exclue cette mentalité indifférentiste empreinte de relativisme religieuse qui conduit à la conviction qu’ «une religion vaut l’autre» (Lettre apostolique Enc. Redemptoris Missio, 36).
L’estime et le respect envers les religions du monde, ainsi qu’envers les cultures qui ont apporté un enrichissement objectif à la promotion de la dignité de l’homme et au développement de la civilisation, ne diminuent pas l’originalité et l’unicité de la révélation de Jésus-Christ, et ne limite en aucune façon la tâche missionnaire de l’Eglise: «L’Eglise annonce et est tenue d’annoncer sans cesse le Christ, qui est le chemin, la vérité et la vie (Jn 14,16) en qui les hommes doivent trouver la plénitude de la vie religieuse et dans lequel Dieu a réconcilié toutes choses à lui-même »(Nostra Aetate, 2).
Dans le même temps, ces simples mots indiquent le motif de la conviction que la plénitude, l’universalité et l’accomplissement de la révélation de Dieu ne sont présents que dans la foi chrétienne. Cette raison ne réside pas dans une prétendue préférence accordée aux membres de l’Église, ni dans les résultats historiques atteints par l’Eglise dans son pèlerinage terrestre, mais le mystère de Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, présent dans l’Église. L’affirmation d’unicité et d’universalité salvifique du christianisme provient essentiellement du mystère de Jésus Christ qui continue sa présence dans l’Église, son Corps et son Epouse. C’est pourquoi l’Église se sent engagée, constitutivement, dans l’évangélisation des peuples. Même dans le contexte actuel, marqué par la pluralité des religions et par l’exigence de liberté de décision et de pensée, l’Église est consciente d’être appelée «à sauver et renouveler chaque créature, afin que toutes choses soient restaurés dans le Christ et que les hommes constituent en lui une seule famille et un seul peuple »(Décret Ad Gentes 1).
Réaffirmant les vérité que la foi de l’Eglise a toujours crues et tenues sur ces sujets, et préservant les fidèles d’erreurs ou d’interprétations ambiguës actuellement répandues, la déclaration «Dominus Iesus» de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, approuvée et confirmée certa scientia e apostolica sua auctoritate par le Saint-Père lui-même, joue un double rôle: d’une part, elle se présente comme un témoignage supplémentaire et renouvelé faisant autorité pour montrer au monde «la splendeur de l’Évangile glorieux du Christ» (2 Co 4,4); et de l’autre, elle indique comme contraignante (obligatoire) à tous les fidèles la doctrine de base indispensable qui doit guider, inspirer et orienter tant la réflexion théologique que l’action pastorale et missionnaire de toutes les communautés catholiques à travers le monde ».
(traduction de l’italien, publiée en son temps par le site web « Benoît et moi » )
Ref contexte et signification de la déclaration “Dominus Iesus”
Source BELGICATHO