Voici l’exposé, intitulé «La Première Guerre mondiale dans le magistère de Benoît XVI», fait par Massimo Introvigne lors de la conférence «Le Bienheureux Charles de Habsbourg et l’Europe», organisé pour le 65e anniversaire de la rencontre entre le Président du Conseil italien Alcide de Gasperi et le ministre français des Affaires étrangères Georges Bidault.
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Benoît XVI a mis au centre de son Magistère une interprétation théologique de l’histoire. Comme il l’a expliqué dans l’homélie du 16 Octobre 2011 dans le cadre de la messe pour la nouvelle évangélisation, «la théologie de l’histoire est un aspect important, essentiel de la nouvelle évangélisation, parce que les hommes de notre temps, après la saison néfaste des empires totalitaires du XXe siècle, ont besoin de trouver un regard d’ensemble sur le monde et sur le temps, un regard vraiment libre ».
La théologie de l’histoire permet également d’identifier les causes de la dramatique crise de l’Europe, un autre thème cher au pape Ratzinger.
Ces causes sont multiples, mais Benoît XVI est souvent revenu sur un événement fondamental, la Première Guerre mondiale. Certes, avant aussi, il y avait des guerres terribles, mais la Grande Guerre de 1914-1918 représente une sinistre nouveauté non seulement pour la première utilisation massive d’armes de destruction de masse – tels sont considérés, encore aujourd’hui, les gaz asphyxiants – mais aussi parce que l’on y théorise et pratique la séparation entre la guerre et la morale.
Cette séparation est également évidente dans l’attaque – qui n’avait jusque-là que quelques précédents – des monuments historiques, y compris les églises, notamment la cathédrale de Reims, un événement sans précédent qui a causé une énorme émotion dans le monde entier.
Dans le premier de ses messages pour la Journée mondiale de la Paix, celui pour la XXXIXe Journée célébrée le 1er Janvier 2006, Joseph Ratzinger lie au drame de la Première Guerre mondiale, le choix même du nom de Benoît XVI.
«Le nom de Benoît, que j’ai a choisi le jour de l’élection à la Chaire de Pierre, est un signe de mon engagement convaincu en faveur de la paix. Je voulais évoquer fois à la fois le Saint Patron de l’Europe, inspirateur d’une civilisation de la paix sur l’ensemble du continent, et le pape Benoît XV [1854-1922], qui condamna la Première Guerre mondiale comme un “massacre inutile” et œuvra pour une reconnaissance par tous des exigences élevées de la paix».
Une plaque, sur le mur d’une église. L’administration autrichienne réquisitionnait les cloches de bronze pour les fondre, afin d’en faire des canons… La plaque dit: “En souvenir de Charles d’Autriche qui, le 24 novembre 1917, épargna le superbe concert de ces cloches, dans le premier anniversaire de sa béatification, en présence de son fils, Otto de habsbourg, la population d’Ampezzo reconnaissante. 3 octobre 2005
La référence à Benoît XV est importante pour le jugement sur la Première Guerre mondiale. L’Europe a changé, et quand ses deux plus grandes autorités traditionnelles, le pape de Rome et l’empereur de ce qui subsistait du Saint Empire romain, le bienheureux Charles Ier de Habsbourg (1887-1922), tentent d’arrêter le conflit, observant que tout ce que les nations cherchent à obtenir par la guerre, elles peuvent l’obtenir par la paix, à peine sont-ils traités avec courtoisie et en tout cas, ils ne sont pas pris au sérieux. Bien sûr, le Pape, dont le père a combattu dans la Première Guerre mondiale, n’a pas l’intention de manquer de respect à ce qu’il appelle «le sacrifice de ces hommes tombés sur le champ de bataille pour l’amour de leur patrie»: à tous ceux qui dans cette guerre, de part et d’autre, ont foi dans la justesse de leur cause et se battent courageusement.
Le problème n’est pas les combattants, mais la guerre elle-même, où vient à échéance un “billet à ordre” (en italien: cambiale = lettre de change?) laïc émis à l’époque de la Révolution française, quand commencent à se répandre en Europe des nationalismes sans nation, idéologies dans lesquelles chacun veut plus de pouvoir pour sa nation précisément parce que c’est la sienne et non pas parce qu’elle est porteuse de valeurs considérées comme moralement appréciables. Parce que, s’il s’agissait de valeurs, en descendant en profondeur – et dans le cours de la descente, on croiserait sans doute la fracture de la Réforme protestante – tous les pays européens les trouveraient dans ses racines, et ces racines sont communes, elles sont chrétiennes.
Au contraire, la Première Guerre mondiale est la conséquence de la séparation de l’idée de patrie et de nation de ses racines religieuses: le Kulturkampf en Allemagne, avec la ‘laïcité’ (en français dans le texte) en France, avec les campagnes laïcistes et anticléricales du XIXe siècle en Italie, avec l’affirmation presque partout d’idéologies qui marginalisent le christianisme.
Benoît XVI, qui a été un pape très attaché aux commémorations, a proposé son analyse de la Première Guerre mondiale surtout dans deux textes relatifs au 90ème anniversaire respectivement de la bataille de Verdun, et de la Note du 1er août 1917 du pape Benoît XV.
La bataille de Verdun, qui provoqua en 1916 250.000 morts et 500.000 blessés, représente une horreur à bien des égards sans précédent dans l’histoire de l’Europe. «Verdun – écrit Benoît XVI dans une lettre à Mgr. François Maupu, évêque de la ville française théâtre de la bataille, à la date anniversaire – moment obscur de l’histoire du continent, doit rester dans la mémoire des gens comme un événement à ne jamais oublier et à ne jamais revivre».
À Verdun se sont manifestées les «forces obscures de l’histoire», en relation auxquelles le pape Ratzinger rappelle une fois de plus que «dans une note datée du 1er Août 1917, envoyées aux chefs des peuples belligérants, mon prédécesseur le Pape Benoît XV a proposé une paix durable et, en même temps, a lancé un appel urgent pour arrêter ce qu’il a appelé un “massacre inutile”». Dans le même temps, Verdun a été le théâtre de gestes de réconciliation, comme la construction d’un ossuaire commun pour les morts de toutes les parties.
«Les restes de tous les morts, sans distinction de nationalité, reposent désormais dans l’ossuaire de Douaumont, grâce à votre [Mgr. Maupu] prédécesseur, Mgr [Charles] Ginisty [1864-1946], qui a pris l’initiative, faisant inscrire sur le fronton du bâtiment le mot qui résume tout, Paix».
Le rappel est significatif: Mgr. Ginisty, après avoir été le patriotique «évêque du front» lors de la Première Guerre mondiale, est devenu l’évêque de la réconciliation, allant jusqu’aux États-Unis pour recueillir des fonds pour son ossuaire.
Verdun est donc aujourd’hui, affirme Benoît XVI, «également l’un des symboles réconciliation entre les deux grandes nations européennes autrefois ennemies, invitant tous les pays en guerre à une telle démarche qui apporte la joie aux gens, parce que seule la réconciliation permet de construire l’avenir et d’espérer».
Ces gestes – auxquels on peut associer la cérémonie du 8 Juillet 1962, quand le chancelier allemand Konrad Adenauer (1876-1967) et le président français Charles de Gaulle (1890-1970) se sont rencontrés dans la cathédrale de Reims difficilement reconstruite – affirme Benoît XVI, répètent que «l’amour est plus fort que la haine et que, comme le dit saint Paul, le Christ, par sa Croix, a renversé le mur de la haine pour réconcilier les hommes entre eux (cf. Ep 2, 14-17) ».
La réconciliation est un don de Dieu, mais c’est aussi une notion politique. «Seule la réconciliation et le pardon réciproque peuvent conduire à une paix véritable. Provenant d’un esprit chrétien, ils appartiennent à leur tour aux critères de l’action politique. Telle est aujourd’hui la responsabilité des dirigeants, des peuples d’Europe et de toutes les nations».
La réconciliation ne sera pas une utopie, mais un principe d’action réaliste, si l’on n’oublie pas la théologie de l’histoire. La réconciliation, conclut la lettre dédiée à Verdun par Benoît XVI, ne peut être fondée que «sur les racines et les valeurs chrétiennes qui ont largement contribué à la formation des nations européennes et des peuples européens».
Ce fut en effet l’oubli des racines chrétiennes qui causa Verdun. Le 22 Juillet 2007 à Lorenzago di Cadore, dans le cadre des vacances d’été de cette année, Benoît XVI, en récitant l’Angélus, a commémoré le quatre-vingt dixième anniversaire de la tentative de Benoît XV d’intervenir sur le «drame de la liberté humaine dans le monde» mis en scène par la Première Guerre mondiale
«Je ne peux pas, en ce moment, ne pas aller par la pensée – a dit le Pape Ratzinger – à une date importante: le 1er Août 1917 – il y a exactement 90 ans – mon vénéré Prédécesseur, le Pape Benoît XV, adressa sa célèbre note aux puissances belligérantes, demandant qu’ils mettent fin à la Première Guerre mondiale. Alors faisait rage ce conflit inhumain, le Pape eut le courage d’affirmer qu’il s’agissait d’un “massacre inutile”. Son expression a été gravée dans l’histoire. Elle se justifiait dans la situation concrète de cet été de 1917, en particulier sur ce front vénitien. Mais ces mots, “massacre inutile”, contiennent également une valeur plus grande, prophétique».
Les «émouvants chants [des chasseurs] alpins» eux-mêmes invitent à «faire trésor (tirer une leçon) des expériences négatives que malheureusement nos pères ont souffert, pour ne pas les répéter.”
La note de Benoît XV, rappelle le pape Ratzinger, «ne se limitait pas à condamner la guerre; elle indiquait, sur un plan juridique, les moyens de construire une paix juste et durable: la force morale du droit, le désarmement équilibré et contrôlé, l’arbitrage dans les litiges, la liberté des mers, la condamnation réciproque des dépenses d’armement, la restitution des territoires occupés, et des négociations équitables pour résoudre les problèmes. La proposition du Saint-Siège était orientée vers l’avenir de l’Europe et du monde, selon un projet d’inspiration chrétienne, mais partageable par tous parce que basée sur le droit des gens».
À un niveau plus profond, et théologique, Benoît XVI relie les horreurs de la Première Guerre mondiale au refus de beauté – un autre grand thème de son Magistère – de la part des hommes: un refus si absurde que l’on ne peut que supposer que derrière ces horreurs, il y a l’œuvre du diable, selon un schéma que le Pontife régnant François a évoqué à plusieurs reprises.
«La beauté de la nature – expliquait Benoît XVI en 2007 (à Lorenzago, encore) – nous rappelle que nous avons été placés par Dieu pour «cultiver et garder ce jardin qui est la terre (cf. Gn 2, 8-17) et je vois comment vous cultivez et préservez vraiment ce beau jardin de Dieu, un vrai paradis. Eh bien, si les hommes vivent en paix avec Dieu et les uns avec les autres, la terre ressemble vraiment un “paradis”. Malheureusement, le péché détruit toujours de nouveau le plan divin, provoquant la division et faisant entrer la mort dans le monde. Il advient ainsi que les hommes cèdent aux tentations du Malin et se font la guerre les uns contre les autres. La conséquence en est que, dans ce magnifique “jardin” qui est le monde, s’ouvrent également des espaces d'”l’enfer” ».
L’évocation de la Première Guerre mondiale, chez Benoît XVI, n’a pas seulement une valeur historique. Les problèmes de cette guerre font sentir leurs effets encore aujourd’hui. A Lorenzago di Cadore, le Pape a rappelé que la formulation de la note de Benoît XV est la même que «les Papes Paul VI [1897-1978] et John Paul II [1920-2005] ont suivie dans leurs discours mémorables à l’Assemblée des Nations Unies, répétant, au nom de l’Eglise: “Plus jamais la guerre”. De ce lieu de paix, où l’on ressent comme encore plus inacceptables les horreurs des “massacres inutiles”, je renouvelle mon appel à poursuivre avec ténacité la voie du droit, à refuser avec détermination la course aux armements, à repousser de façon plus générale la tentation de faire face à de nouvelles situations avec de vieux systèmes».
Le «massacre inutile» n’est pas un incident isolé. La théologie de l’histoire, comme Benoît XVI l’a montré dans ce pivot de son Magistère qu’est l’encyclique “Spe Salvi” en 2007, réclame un regard plus ample.
La Première Guerre mondiale ouvre une fenêtre sur l’ensemble de l’histoire récente, et crée à son tour des “billets à ordre” que l’Europe n’a pas encore fini de payer. Ce sont les billets à ordre impayés de la Grande Guerre – le traitement des vaincus, la question allemande, la destruction de l’Empire austro-hongrois – qui sont devenus le terreau du national-socialisme et la Seconde Guerre mondiale. C’est parce que dans le climat de la Première Guerre mondiale, on a permis aux communistes de prendre le pouvoir en Russie, que continua jusqu’en 1989 – mais dans quelques parties du monde jusqu’à aujourd’hui – ce que les historiens américains appellent la Troisième Guerre mondiale, la Guerre Froide entre l’Occident et le communisme.
Et c’est certainement aussi en raison de ce que beaucoup considèrent encore comme une erreur fatale – la destruction de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale sans trop savoir quoi mettre à sa place – que du ressentiment musulman est né entre la Première et la Seconde Guerre mondiale le fondamentalisme islamique, qui depuis le 11 Septembre 2001 se manifeste comme protagoniste d’une quatrième guerre mondiale.
A la différence des trois premières, ce n’est pas une guerre civile européenne également exporté en dehors énergétiques des pays du Moyen-Orient producteurs de pétrole, fait sentir ses effets partout dans le monde.
Mais, d’un certain point de vue, tout commence à Verdun et dans les tranchées du Cadore et du Karst. Tout commence avec la Première Guerre mondiale, dont le début marque, selon les mots du secrétaire au Foreign Office Sir Edward Grey (1862-1933), le jour où «les lampes s’éteignent dans toute l’Europe, et dans notre vie, nous ne les verrons plus allumées».