Fin IVe-début Ve siècle, le jeûne était la pratique pénitentielle quadragésimale par excellence. Il consistait à ne prendre qu’un seul repas par jour – sans viande ni vin – vers la fin de l’après-midi, durant tout le carême, sauf les dimanches et sans doute les samedis. Cette pratique est attestée tant par Basile et Jean Chrysostome dans la partie orientale de l’Empire romain que par Ambroise et Augustin en Occident. Leur contemporain, Chromace, évêque d’Aquilée – grande ville portuaire au nord de l’Adriatique – en fait état dans ses sermons.
Avoir faim du pain de ce monde ou avoir faim de la parole de Dieu ?
Chromace propose comme modèle le jeûne du prophète Élie durant 40 jours : « Nous venons d’écouter une lecture sur saint Élie. C’est en effet le bon moment de lire l’histoire d’Élie en ces jours de jeûne. Élie jeûna quarante jours et quarante nuits, sans chercher le pain de ce monde, car il possédait en lui-même le pain de vie, c’est-à-dire la parole de Dieu dont la vertu lui fut un aliment qui le réconforta, au point de paraître plus robuste qu’en temps habituel pendant ces quarante jours » (Sermon 25, 1). Un vrai jeûne ne consiste donc pas seulement à s’abstenir de nourriture ; ce sont les aliments spirituels qui sont la vraie nourriture que l’on reçoit du carême : « Écoute la parole du prophète : J’enverrai sur la terre la faim ; non pas une faim de pain, ni une soif d’eau, mais la faim d’écouter la parole de Dieu (Amos 8, 11). Celui qui souffre de la faim de la parole de Dieu, celui-là meurt donc. Tout autre est la faim du pain de la terre, tout autre celle de la parole de Dieu. La faim du pain de la terre ne peut tuer que le corps, non l’âme. La faim de la parole de Dieu tue le corps et fait périr l’âme. La faim du pain de la terre fait sortir l’homme de la vie présente ; la faim de la parole de Dieu rejette l’homme hors de la vie éternelle et sans fin. […] Nous ne devons pas nous plaindre du poids du jeûne ; nous devons bien plutôt dire au Seigneur ce que dit le prophète dans le psaume : Que tes paroles sont douces à mon gosier, Seigneur, plus que le miel et le rayon de miel à ma bouche (Ps 118, 103), afin que le Seigneur, voyant la dévotion de notre foi en lui, nous récompense de la grâce céleste et de tous les biens spirituels » (ibid. 6).
Le vrai jeûne : c’est aussi s’abstenir des vices
« Nous ne jeûnons pas seulement pour nous priver de nourriture, mais pour nous écarter de tous les vices de la chair, c’est-à-dire des désirs de la chair, de la concupiscence de l’esprit, des pensées mauvaises, de la haine et de l’envie, du dénigrement et des murmures, de l’emportement et de la colère, et de tout l’ensemble des vices et des péchés. Il est bien vrai que se priver seulement de nourriture, ce n’est nullement jeûner. Aussi, lorsque nous jeûnons, devons-nous avant tout nous abstenir des vices, de peur que le Seigneur ne nous dise par le prophète : Ce n’est pas là le jeûne que j’aime, dit le Seigneur (Is 58, 5) … » (Sermon 35, 4).
L’aumône et la prière peuvent remplacer le jeûne
« Certains vont peut-être dire qu’ils ne peuvent pas jeûner à cause de leur estomac. Mais est-ce à cause de son estomac qu’on ne peut faire l’aumône ? Fais l’aumône et tu suppléeras le jeûne ; applique-toi à prier, purifie ton esprit, et cela te tiendra lieu de jeûne. Mais si tu ne fais rien de tout cela, comment peux-tu penser que tu seras sans péché ; comment peux-tu croire que le Seigneur te louera » (Sermon 3, 2).
Et Chromace de proposer, suite à la lecture du passage des Actes des Apôtres qui le concerne (Ac 10, 1-2), l’exemple du centurion Corneille : « Vous venez d’entendre quelle piété eut le centurion Corneille à l’égard de Dieu. Bien qu’encore païen, il jeûnait et priait avec application. Aussi n’est-ce pas sans raison qu’il mérita de voir dans sa maison l’ange du Seigneur qui lui disait : “ Corneille, tes prières ont été exaucées, et tes aumônes sont montées comme un mémorial devant Dieu.” »
Vu le manque de zèle de ses ouailles, Chromace insiste : « Je ne sais trop si l’un de nous mérite d’entendre ces mots d’un ange, nous qui n’observons ni le jeûne, ni la prière, ni l’aumône. Il n’y a pas longtemps, un jeûne d’obligation a été prescrit ; bien peu l’ont suivi. On vient à l’église, mais on y vaque beaucoup plus à parler nouvelles ou affaires de la terre qu’à prier. Les pauvres se plaignent de leur gêne et de leur besoin, mais nulle aumône ne s’ensuit ; et nous sommes tout étonnés si nous avons à souffrir des difficultés de toute sorte, alors que nous avons l’esprit aussi totalement endurci. Corrigeons donc notre négligence, et revenons au Seigneur de tout notre cœur ; appliquons-nous aux jeûnes, aux prières et aux aumônes, pour mériter, nous aussi, d’entendre ce que l’ange dit à Corneille : “Tes prières ont été exaucées, et tes aumônes sont montées comme un mémorial devant Dieu”. […] Si donc nous voulons que le Seigneur écoute nos prières, nous devons leur donner valeur par nos bonnes œuvres et nos aumônes. […] Il nous est présenté comme pleinement bienheureux, ce Corneille qui a rempli les préceptes du Christ avant même d’avoir cru au Christ […] Même avant de croire, il observait la justice de Dieu selon la loi naturelle, puisqu’il servait Dieu par ses jeûnes, ses prières et ses aumônes » (Sermon 3, 1-3).