d’un lecteur qui nous communique le sermon prononcé par l’abbé Bruno Martin le 15 juillet 2018 en la cathédrale de Saint-Etienne dans la Loire :
L’Evangile que nous venons d’entendre nous constitue porteurs de la bonne nouvelle du Royaume et nous invite à la proclamer avec assurance, sans craindre la contradiction ni les esprits mauvais. Et cet appel nous était déjà lancé par la belle prière d’ouverture de la messe de ce jour, qui nous invite à « rechercher ce qui fait honneur au nom de chrétiens » et à fuir ce qui en est indigne, sûrs que Dieu lui-même donne « aux égarés la lumière de la vérité » et les aide à prendre « le bon chemin ». Cette prière a quinze siècles. En 496, les chrétiens de Rome n’hésitaient pas à se fourvoyer dans des rites païens – la procession licencieuse des Lupercales – et le pape Gélase, qui était un homme énergique, avait convoqué le peuple chrétien pour le sermonner d’importance et l’inciter à avoir un comportement cohérent : faire honneur au nom de chrétiens.
Je ne veux pas comparer le Coupe du Monde avec les Lupercales. On peut toutefois se demander, dans les circonstances de ce jour, de quelle « lumière de vérité » il conviendrait d’éclairer les « égarés » – en tous cas les brebis sans berger qui seront parquées tout à l’heure dans la « Fan zone », juste en face de notre cathédrale. Je dis cela sans aucun mépris pour les amateurs de foot. Il est hypocrite de dire comme M. Mélenchon que c’est un plaisir coupable de regarder « des millionnaires courir après un ballon ». Même s’il est comme tant de choses pourri par l’argent, le foot est un sport, un art, un beau spectacle – le peintre Nicolas de Staël en a tiré de magnifiques tableaux – et même ceux qui comme moi en ignorent tout et ne savent pas ce que c’est qu’un pénalty sont forcé de la reconnaître. Mais comment y retrouver, ne serai-ce qu’un peu, la lumière de la vérité ?
Les sociologues montrent très bien en quoi le foot est devenu – à l’échelle mondiale – une sorte de religion civique de substitution – à l’image de ce qu’étaient les jeux olympiques de la Grèce antique. Le match et ses enjeux opèrent la catharsis des violences qui menacent sans cesse la cohérence de la cité. Les différences ethniques, les inégalités culturelles s’effacent : la communauté nationale reconstituée s’identifie à son équipe, à ses joueurs. L’existence monotone s’éclaire, les petites vies individuelles en proie dans leur pauvre et difficile quotidien à l’échec permanent vivent l’aventure par substitution, communient enfin à la même victoire : « on a gagné !» Tout l’effort vers la victoire n’a consisté qu’à vider des verres de bière en hurlant d’enthousiasme ou d’effroi, mais c’est un fait. Le match et ses aléas constitue une montée en tension, jusqu’à l’apothéose – ou l’effondrement final. C’est une communion de substitution, c’est la religion au sens primitif du terme, ce qui « relie », ce qui empêche le groupe humain de se dissoudre dans ses violences internes.
Une fois posé ce constat, que dire ? Peut-on tirer de cette agitation collective un enseignement moral a minima ? Ne faisons déjà pas la fine bouche devant le plaisir des amateurs, de ceux qui savent disserter savamment des phases et des péripéties de la rencontre. « Un qui parle de son métier et qui y connaît », dit la Plaisante Sagesse, « les autres y-z-ont rien de dire ». Je vous ai souvent cité aussi, dans des circonstances semblables, le commentaire de mon cher Augustin : en son temps, ce sont les courses de char qui soulevaient les passions1 et cela faisait soupirer le saint évêque d’Hippone : « Voyez ces perdus qui aiment un cocher de cirque : quiconque est passionné par un cocher ou un gladiateur ne cesse de dire aux autres : aimez avec moi cette pantomime, aimez avec moi cette honte ! – Ce fou crie devant tout le peuple pour lui faire partager sa passion honteuse, et le chrétien ne crierait pas dans l’Eglise, pour que l’on aime avec lui la Vérité de Dieu ! »2
Le Seigneur ne nous envoie pas forcément en mission dans la fan zone – en tous cas, ce serait risqué de le faire à l’heure du match. Mais ce serait quand même faire honneur au nom de chrétien que de manifester lorsqu’il s’agit de notre foi un enthousiasme pour lequel les supporters des bleus pourraient nous en remontrer. Sans doute le scénario de la messe est-il moins fertile en rebondissements – et il n’y a pas de suspense, puisque la seule partie a été jouée il y a deux mille ans, et qu’elle est gagnée pour l’éternité. Sans doute n’avons-nous pas non plus à transformer la liturgie dominicale sur le modèle de la communion bruyante des tribunes de stade ; un peu plus de ferveur nous ferait pourtant peut-être du bien. « Vous qui portez la vérité, qu’avez-vous fait de la lumière?» fait dire Paul Claudel à l’un de ses personnages. Si nous avions vraiment conscience d’être porteurs de la lumière du Christ, nous en serions les témoins toujours et partout – même un jour de finale de la Coupe du Monde.
1 Les équipes étaient classées par couleurs, jaunes, rouges, verts : ce qui a permis de retrouver une inscription – en grec – qui disait : Nika prasine, Ce qui se traduit à peu près par « Allez les Verts ! ». Et le pire c’est qu’on l’a retrouvée à Lyon !
2 Ennaratio in psalmum XXXIII, S.II, 6.