Dans un entretien accordé à Télérama, l’historien Philippe Portier, directeur d’études à l’École pratique des hautes études (Paris-Sorbonne), où il occupe la chaire « Histoire et sociologie des laïcités », revient sur la laïcité à la française.
Considérée souvent comme le quatrième pilier de la République, après la liberté, l’égalité et la fraternité, la laïcité revêt pourtant un contenu souvent flou et diffère d’un pays à l’autre, partant cependant d’un socle commun. En France, malgré sa tendance rigide et son fort ancrage anti-clérial, la laïcité demeure “catho-laïque”, pour l’auteur de La modernité contre la religion ? Pour une nouvelle approche de la laïcité.
Extraits
Tous les pays occidentaux répondent aux principes fondamentaux du modèle laïque, dont les piliers sont la liberté de conscience et la neutralité de l’Etat. Le fonds commun est que l’Etat ne doit pas pénétrer dans les consciences pour imposer une vérité unique, qui viendrait briser le pluralisme inhérent à toute société. Reste qu’il existe des applications différentes de ce grand modèle. En France, il repose sur une séparation très stricte entre les Eglises et l’Etat. Ailleurs s’est imposée une organisation plus étroite de la relation entre les institutions politiques et les institutions religieuses. La singularité française tient à un anticléricalisme plus affirmé qu’ailleurs, explicable à la fois par la tradition des Lumières françaises et par la puissance, en tout cas au xixe siècle, d’un catholicisme intransigeant.
On voit souvent en elle le quatrième pilier de la devise républicaine, avec la liberté, l’égalité et la fraternité. La difficulté est que beaucoup invoquent cette notion « totémique » sans lui donner le même sens. D’un côté, par exemple, le sociologue Michel Wieviorka défend une laïcité inclusive, qui suppose l’acceptation de la différence, en particulier religieuse : plus on est respecté dans son identité, plus on est disposé à s’intégrer dans la société. De l’autre, Elisabeth Badinter, par exemple, prône une laïcité assimilationniste : selon elle, une société se construit à partir de ce qui rassemble les individus, non de ce qui les différencie. Cette conception plus intrusive vise à tenir la religion sous surveillance. Elle a resurgi à la faveur des débats sur l’islam dans les années 1990.
l’affirmation identitaire est un processus qui concerne tout autant les autres religions,On a vu ce phénomène à l’œuvre dans le monde catholique comme avec la Manif pour tous, dans le monde juif avec la percée des ultra-orthodoxes et dans le monde protestant avec la montée en puissance des évangéliques. Pourtant, ces réaffirmations-là ne posent pas vraiment de problème. Certes, la gauche a reproché aux catholiques de vouloir imposer une norme religieuse à la totalité de la société, lorsque certains cathos se sont mobilisés contre le mariage gay. Mais on ne leur a pas fait reproche de remettre en cause la culture française. Rien de tel avec la montée en puissance de l’identité musulmane, qui porte atteinte, elle, aux habitus « catho-laïques » : on vaque le dimanche, et voilà que certains demandent à s’absenter le vendredi, jour de prière des musulmans ; on mange du porc, d’autres le refusent ; le salarié priait chez lui, certains veulent des temps d’oraison sur les lieux de travail ; le clocher trônait au centre du village, le voilà concurrencé par des mosquées… C’est tout un imaginaire qui vacille, alors même que la société souhaiterait se réancrer dans des repères connus.
La laïcité à la française serait donc… chrétienne ?
Depuis les années 1990, la laïcité est utilisée par les pouvoirs pour défendre un « style de vie » partagé. En excluant les « habitudes musulmanes », on tente de retrouver la substance perdue de la société française. Avec une référence lourde, en effet, à la culture chrétienne. C’est paradoxal, puisque le catholicisme a longtemps fait obstacle à la modernité politique. Ce discours des « racines » vise à fonder le commun : on lui associe une façon de se nourrir, de se vêtir, de vivre le temps, d’être libre… Très critiquable historiquement, il permet au plan symbolique de reconstruire une « communauté imaginée » qui rassemble et discrimine tout à la fois.
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