Des dizaines de milliers de manifestants ont défilé hier dans les rues de la capitale indonésienne, après la grande prière du vendredi, transformant les rues du centre de la mégapole asiatique en une mer blanche de longues tenues islamiques. Pas moins de 20 000 membres des forces de l’ordre et de l’armée étaient déployés pour assurer l’encadrement de la manifestation monstre à laquelle ont appelé plusieurs organisations musulmanes radicales contre le gouverneur chrétien, Basuki Tjahaja Purnama, accusé de blasphème.
Ce rassemblement souligne les contradictions du plus grand pays musulman du monde : l’Indonésie est un archipel peuplé de 250 millions d’habitants, dont 85 % de musulmans à la pratique traditionnellement modérée. Mais elle est victime à intervalles plus ou moins réguliers d’attentats djihadistes et sujette à des manifestations de fièvres radicales sur fond de réislamisation d’une part importante de la population.
La manifestation, qui a rassemblé 50 000 personnes selon la police, s’est terminée par de violents affrontements entre la police anti-émeute et des participants refusant de quitter les lieux. Selon la police indonésienne, citée par l’agence Associated Press, une personne est morte (possiblement par les effets des gaz lacrymogènes) et sept autres ont été blessées.
RÉACTIONS OUTRAGÉES
Les raisons du courroux des radicaux ? Le gouverneur Basuki Tjahaja Purnama, que tout le monde appelle par son diminutif d’« Ahok » a mentionné en septembre dernier un verset du Coran pour inciter les électeurs à ne pas se préoccuper de religion dans la perspective des prochaines élections aux gouvernorats, en février 2017. « Ahok » avait osé demander aux musulmans d’ignorer la sourate 51, ainsi libellée : « O les croyants ! Ne prenez pas pour amis les juifs et les chrétiens. Ils sont les amis les uns des autres. Et celui d’entre vous qui les prend pour amis devient un des leurs. »
Prononcée lors d’un voyage près de Java, la recommandation d’« Ahok » avait immédiatement déclenché de vives réactions : le Front des défenseurs de l’islam (Front Pembela Islam – FPI), une organisation radicale connue pour ses manifestations violentes et ses attaques contre les minorités, a estimé que le gouverneur avait blasphémé en diffamant le Coran. Le 14 octobre, à l’issue de la prière du vendredi, 10 000 de ses partisans ont manifesté devant la mosquée Istiqlal, au centre de Djakarta, pour demander la peine de mort à l’encontre de Basuki ‘Ahok’ Purnama. Quatre jours auparavant, le puissant Conseil des oulémas d’Indonésie (Majelis Ulama Indonesia – MUI), instance au statut semi-officiel, avait publié un décret assurant que le gouverneur avait « blasphémé ». Il avait été relayé par les extrémistes du Front des défenseurs de l’islam (FPI), dirigé par le bouillant Habib Rizieq Shihab, un radical éduqué en Arabie Saoudite. C’est lui qui a organisé la manifestation de vendredi à laquelle les deux grandes organisations islamiques du pays, la Muhammadiyah et la Nahdlatul Ulama, n’ont cependant pas appelé leurs membres à se joindre.
Les extrémistes du FPI ont un intérêt politique à poursuivre leur fronde contre le gouverneur: son éventuelle inculpation pour blasphème l’empêcherait évidemment de se représenter. Diverses organisations islamiques ont en effet déposé plainte à la police contre M. Purnama pour blasphème.
RÉISLAMISATION
Soucieux de s’attaquer aux difficultés des habitants de la gigantesque capitale de dix millions d’habitants – embouteillages, gestion des ordures ménagères, pauvreté –, le gouverneur Ahok, très populaire, est néanmoins “doublement handicapé” : il est chrétien (protestant) et appartient à la minorité chinoise.
Durant les massacres anticommunistes de 1965-1966 qui firent sans doute un demi-million de morts, plusieurs milliers de Chinois, soupçonnés de proximité avec la Chine maoïste, firent les frais des pogroms. La communauté chinoise, victime des stéréotypes classiques liés à leur richesse réelle ou supposée, est souvent perçue de manière négative par nombre de musulmans.
Quant aux chrétiens (10 % de la population), ils ont été les cibles ces dernières années de manifestations violentes organisées par le FPI ou par d’autres extrémistes. Même si la majorité de la population de confession musulmane ne se laisse pas entraîner vers l’intolérance, la réislamisation des classes moyennes après les années « laïques » des régimes de Sukarno (1945-1967) puis du dictateur Suharto (1967-1998), a fait évoluer l’archipel vers un certain conservatisme. Le port du voile pour les femmes, le jeûne du ramadan et les cinq prières quotidiennes, comportements qui étaient presque devenus marginaux, connaissent un regain de popularité.
L’instrumentalisation religieuse des questions politiques n’est cependant pas forcément la bonne recette : selon Ali Munhanif, chercheur au Centre pour l’étude de l’islam et la société (PPIM), cité vendredi sur le site Eglises d’Asie,
« cela fait un certain temps que des personnalités très en vue essaient de tirer parti des questions liées à l’appartenance ethnique, raciale ou religieuse, mais les violences sectaires ne se traduisent pas dans les urnes. Le fait est que de nombreux musulmans continuent de voter pour “Ahok” ».
Source : Le Monde et Eglises d’Asie