Les manifestations se suivent et ne se ressemblent pas. Vendredi 2 décembre, 200.000 manifestants, quasi exclusivement musulmans, ont occupé durant toute la matinée la grande place Monas, au centre de la capitale indonésienne, pour réclamer la démission et la condamnation en justice du gouverneur de Djakarta, accusé de blasphème envers le Coran. Dimanche 4 décembre, c’était au tour des partisans de ce même gouverneur, d’occuper la place ; ils étaient moins nombreux – 30.000 selon la police – et ont manifesté pour dire l’importance, selon eux, de préserver l’unité de la nation.
La manifestation du 2 décembre a été massive. Après la première manifestation anti-Ahok du 10 octobre, qui avait réuni 10 000 musulmans, et celle du 4 novembre, qui avait rassemblé 150 000 musulmans, la manifestation de vendredi dernier a été un succès en termes de mobilisation : 200 000 participants selon la police, 700 000 selon les organisateurs. Tout comme le 4 novembre, la mobilisation des forces de l’ordre avait été massive : pas moins de 22 000 personnels de sécurité déployés sur le terrain, mais, contrairement à la manifestation du 4 novembre, celle de vendredi a été pacifique. Cette fois-ci en effet, l’instance organisatrice du mouvement, le GNPF-MUI (Mouvement national pour la sauvegarde des édits du Conseil des oulémas d’Indonésie), avait pris garde à empêcher tout débordement et à présenter le mouvement comme un rassemblement de prière.
« Répondre à l’appel de l’islam et d’Allah »
Muhammad Rizieq Shihab préside le Front des défenseurs de l’islam, l’organisation musulmane radicale qui est le principal moteur derrière les manifestations anti-Ahok. Conseiller du GNPF-MUI, il met en avant la défense de l’islam comme motif de son action. Le 2 décembre, le président du GNPF-MUI, le responsable musulman Bachtiar Nasir, déclarait à la foule réunie place Monas : « Nous sommes ici rassemblés pour répondre à l’appel de l’islam et d’Allah. Aujourd’hui, nous défendons le Coran. Demain, c’est le Coran qui nous défendra. »
Selon eux, le Coran a été attaqué par l’actuel gouverneur de Djakarta, Basuki Tjahaja Purnama, plus connu sous le nom d’Ahok. En campagne pour sa réélection (le scrutin aura lieu le 15 février prochain), le gouverneur a cité le Coran lors d’un discours prononcé le 27 septembre dernier pour appuyer ses propos selon lesquels les musulmans ne sont pas tenus de ne pas voter pour un non-musulman. D’origine chinoise et chrétien de confession protestante, Ahok présente un profil atypique pour un poste de ce niveau en Indonésie (en un demi-siècle, c’est la deuxième fois qu’un sino-indonésien est gouverneur de la capitale et c’est la première fois qu’un chrétien occupe le poste). Des associations musulmanes ont porté plainte contre lui (le blasphème est un crime selon le Code pénal et est puni d’un maximum de cinq ans de prison), et depuis, la plainte suit son cours : le 16 novembre, la police a estimé la plainte recevable, décision qui a entraîné la mise en examen du gouverneur, et le 30 novembre, le parquet a confirmé cette décision.
Dans ce contexte, la situation mêle de manière inextricable religion et politique. Le gouverneur est populaire du fait de son action contre la corruption, en faveur des infrastructures et contre les agissements violents des mouvements tels le Front des défenseurs de l’islam qui cherchent à imposer à l’ensemble de la population leur vision radicale de l’islam. Il est donc attaqué non sur son bilan mais sur cette affaire de supposé blasphème. Ce faisant, le spectre des émeutes antichinoises, visant la minorité sino-indonésienne dont une bonne partie des membres sont chrétiens, refait surface dans un pays où de telles violences ont été récurrentes dans l’histoire de ces soixante dernières années.
Risque terroriste élevé
A cela s’ajoute la persistance d’un risque terroriste élevé. Le 23 novembre et dans les jours qui ont suivi, la police a annoncé l’arrestation de plusieurs suspects qui, selon elle, préparaient des attentats à la bombe dans Djakarta. La police a annoncé que l’ambassade du Myanmar était visée (du fait de la politique du gouvernement birman envers la minorité musulmane rohingya) ainsi que le Parlement, le siège de la police et des stations de télévision. Toujours selon la police, les suspects disposaient d’explosifs en quantité plus importante que ceux mis en œuvre lors des attentats de Bali de 2002 (plus de 200 morts) et qu’ils étaient tous membres d’un groupe djihadiste lié à Daech, l’organisation de l’Etat islamique. Le chef de la police nationale, le général Tito Karnavian, a ajouté à la confusion en déclarant que les manifestants et les terroristes nourrissaient le commun projet de renverser Joko Widodo, le président actuellement au pouvoir.
C’est dans ce contexte que la manifestation du 4 décembre a eu lieu. Défilant sous des pancartes « Nous sommes l’Indonésie » et pavoisés de drapeaux rouge et blanc, les couleurs nationales, 30 000 manifestants ont défendu l’idéal des Pères fondateurs de l’Indonésie indépendante, à savoir « Bhinneka Tunggal Ika », ‘l’unité dans la diversité’ de la devise nationale. Plusieurs responsables politiques appartenant à la majorité parlementaire qui soutient le gouvernement Widodo ont pris la parole pour défendre l’idée d’une nation définie par la diversité de ses peuples et de ses religions. « Nous devons nous battre pour rendre réels les idéaux de notre indépendance. Mais nous n’y arriverons pas si nous nous divisons, si nous humilions les uns les autres en nous accusant de blasphème, si nous ne sommes pas capables de nous faire mutuellement confiance. Nos principaux ennemis sont la bêtise et la pauvreté. Nous demandons donc au gouvernement de travailler plus dur et de se montrer toujours plus conséquent dans la défense des aspirations du peuple », a ainsi déclaré Surya Paloh, président du Parti national démocratique, membre de la coalition gouvernementale.
De son côté, le président Joko Widodo se trouve face à une partie délicate. A travers le gouverneur Ahok, c’est lui qui est visé, Ahok ayant été son adjoint au poste de vice-gouverneur de Djakarta entre 2012 et 2014. A travers lui, c’est le parti réformiste qui est visé tandis que les opposants au président jouent la carte de la mobilisation religieuse de la majorité musulmane de la population de l’archipel. Face à des mouvements islamistes qui affichent leur volonté de rester dans le cadre de la légalité, le président les prend au mot : ce 2 décembre, le président et une partie de son équipe gouvernementale ont rejoint les manifestants réunis au Monas pour leur prière publique. Selon Wiranto, ministre des Affaires politiques, juridiques et de sécurité, le président a remercié les participants à la manifestation pour s’être montrés pacifiques. « Dans son discours, [le président] a dit son appréciation à tous les musulmans, notamment ceux qui étaient venus de loin, pour se réunir, écouter les prêches et prier ensemble », a déclaré Wiranto à la presse. Quant à l’inculpation pour blasphème pesant sur le gouverneur Ahok, le ministre a ajouté à l’attention du peuple indonésien : « Soyez patients et laissez la justice faire son travail. Je vous assure que le gouvernement, particulièrement le président, n’interférera jamais dans le travail de la justice. »
Source : Eglises d’Asie