Les 13 et 14 mai, l’Indonésie était frappée par une série d’attentats-suicides contre trois églises et contre le commissariat central de Surabaya, deuxième ville du pays. Entretien avec Delphine Allès, spécialiste de l’Indonésie, chercheur à Jakarta pour l’Irasec (Institut de Recherche sur l’Asie du Sud-Est Contemporaine) et professeur de science politique à l’Université Paris-est Créteil.
Églises d’Asie : Les attentats de Surabaya sont les plus meurtriers (27 morts dont 13 terroristes) depuis les attentats de Bali en 2002 (202 morts), qui furent les plus sanglants de l’histoire du pays. Quels éléments rendent les attentats de Surabaya inédits ?
Delphine Allès : Le mode d’action familial est ce qui a le plus étonné. C’est la première fois que des parents perpétuent des attentats-suicides avec leurs enfants en Indonésie. L’autre dimension à souligner est le niveau de coordination et la technicité de ces attaques, bien que leur ampleur reste sans commune mesure avec les attentats de Bali et Jakarta au début des années 2000. Selon la police, au moins deux des trois familles kamikazes appartenaient au même groupe d’étude coranique, et les autorités ont découvert 54 engins explosifs opérationnels au domicile des assaillants du quartier général de la police de Surabaya.
EDA : En février, un individu armé d’une épée avait blessé plusieurs personnes dans une église de Yogyakarta, dans le centre de l’archipel. Par le passé, il aurait cherché à rejoindre le djihad. Faut-il s’inquiéter de la hausse des attaques contre les églises et contre les chrétiens, qui représentent 9% de la population indonésienne ?
Delphine Allès : Aucun lien n’a pu être établi à ce jour entre les événements de Surabaya et l’attaque de Yogyakarta, qui a été considérée comme un acte isolé en l’absence de revendication. En revanche, le ciblage d’églises – qui renvoie également à un mode d’action fréquent au début des années 2000 – s’inscrit dans un contexte d’intensification des clivages internes à l’Indonésie. On a pu l’observer, fin 2017, avec l’épisode des accusations de blasphème portées par des groupes comme le Front des défenseurs de l’islam (FPI) contre l’ancien gouverneur de Jakarta, Basuki Tjahaja Purnama, d’origine chinoise et chrétienne. Ces stigmatisations ne sont pas représentatives de l’ensemble de la société indonésienne, mais elles participent d’un contexte dans lequel la minorité chrétienne redevient une cible privilégiée pour des groupes prêts à passer à l’acte. C’est l’un des objectifs du groupe pro-État islamique Jamaah Ansharut Daulah (JAD), auquel appartenaient plusieurs des terroristes de Surabaya. Le JAD appelle à s’en prendre à ceux qu’il considère comme des « mécréants de l’intérieur » : les minorités religieuses, mais aussi les représentants de l’État, notamment les forces de police engagées dans la lutte antiterroriste. Il y a peut-être aussi une raison opérationnelle. Par rapport aux lieux de rassemblement étrangers (ambassades, hôtels, centres commerciaux), les églises forment des cibles plus faciles, car elles ne bénéficient pas toujours de dispositifs de sécurité. Durant les périodes d’affluence des fêtes de Noël ou de Pâques, certaines sont sécurisées par des milices d’organisations musulmanes qui prêtent leurs services pour signifier leur attachement au pluralisme, mais ce n’était pas le cas le 13 mai.
EDA : Ces attaques visant des églises fragilisent-elles le mythe d’une Indonésie à l’islam modéré ?
Delphine Allès : La question revient à chaque attentat, depuis que l’image internationale de l’Indonésie a basculé avec les attentats de Bali, mais il faut dépasser cette image pour observer la résilience de la société indonésienne. La sphère politique et la plupart des organisations de la société civile, notamment musulmane, ont immédiatement condamné les attaques. L’implication d’enfants a accentué le rejet de ces violences par la société indonésienne. Pour essayer d’endiguer les tensions liées à la montée du radicalisme, le gouvernement indonésien a décidé, au début des années 2000, d’assumer le versant islamique de l’identité nationale, pour promouvoir la représentation de l’Indonésie comme première démocratie à majorité musulmane, où est pratiqué un islam tolérant. Les autorités valorisent en particulier leur synthèse institutionnelle, qui trouve son fondement dans le « Pancasila », idéologie nationale en cinq principes dont le premier est la croyance en un Dieu unique – sans privilégier une religion en particulier. Mais derrière ce discours et ses fondements institutionnels, les clivages sont importants. L’un des enjeux actuels n’est pas seulement de promouvoir le pluralisme ou la tolérance, qui peuvent se satisfaire d’une simple coexistence sans interaction, mais de maintenir la possibilité d’échanger sur des questions religieuses, non seulement entre communautés, mais aussi à l’intérieur d’elles-mêmes. Au sein de la société civile musulmane, par exemple, chaque attentat entraîne des discussions sur le fait de reconnaître ou non l’islamité autoproclamée de leurs auteurs. Plusieurs voix s’élèvent pour l’assumer et prôner un processus de contextualisation des textes qu’ils utilisent pour légitimer la violence. Mais le sujet reste sensible.
EDA : Quels défis soulèvent ces attaques, dans le pays qui compte le plus de musulmans au monde ?
Delphine Allès : L’Indonésie fait face à un défi d’image à l’extérieur et de cohésion à l’intérieur, ce dont le gouvernement a conscience. Toute la difficulté est de trouver le moyen d’y faire face sans aliéner définitivement la frange de l’opinion publique qui est attirée par la radicalité religieuse. S’il promeut activement un islam pluraliste, conforme aux institutions, le gouvernement indonésien est tenté de réduire les violences à des facteurs exogènes pour entretenir l’idée d’une cohésion nationale. Cela a pu conduire à minimiser des violences localisées qui créent un climat de tension dépassant la question du terrorisme, notamment entre les minorités religieuses ou ethniques et des groupes qui cherchent à imposer leur propre vision de la pureté, en s’en prenant par exemple à ce qu’ils considèrent comme des lieux de débauche. Car si les terroristes sont largement condamnés, des organisations comme le FPI (Front des défenseurs de l’islam) font désormais partie du paysage politique et social. Elles restent très minoritaires, mais la visibilité de leurs mobilisations, combinée au relatif vide idéologique auquel elles font face, leur permet occasionnellement de se poser en faiseurs de rois dans le champ politique, comme cela a été le cas lors de l’élection du gouverneur de Jakarta l’an dernier. Ces groupes offrent un discours d’adhésion aux populations qui ne sont pas convaincues par l’approche développementaliste du gouvernement, et ils contribuent à cliver la société indonésienne autour de critères religieux.