Depuis l’annonce, le 11 mars dernier, du triomphe des nationalistes hindous du BJP (Bharatiya Janata Party – Parti du peuple indien) dans l’Etat d’Uttar Pradesh, beaucoup d’encre a coulé en Inde pour tenter d’analyser l’ampleur de cette victoire électorale. Le scrutin a pris place dans un Etat pauvre et rural, dont le contexte social et religieux est traditionnellement un défi aux représentations politiques : la minorité musulmane y est très importante et l’appartenance à la caste constitue le socle social des hindous. Mais avec une stratégie visant à élargir son électorat aux plus pauvres, Narendra Modi s’est félicité d’avoir bénéficié du « soutien sans précédent de toutes les sphères de la société ». Les résultats du scrutin lui donnent raison : les nationalistes hindous du BJP l’ont emporté haut la main jusque dans les bastions musulmans.
Etat le plus peuplé de l’Inde avec 200 millions d’habitants, l’Uttar Pradesh représentait un scrutin-clé, perçu comme un référendum sur la popularité du Premier ministre Narendra Modi et de son parti du BJP. Les nationalistes hindous ont obtenu une large majorité en remportant les trois quarts des 403 sièges de l’assemblée législative, soit un record inégalé sur près de quatre dernières décennies. La presse et les analystes évoquent une « vague Modi » et l’image imposante d’un Premier ministre qui, depuis son arrivée à la tête de l’Inde en 2014, reste très populaire. Malgré un bilan mitigé et l’impact d’une démonétisation draconienne pour lutter contre l’évasion fiscale, Narendra Modi se retrouve donc en position de force.
Aucun musulman parmi les candidats présentés par le BJP
Aux yeux des analystes, le vote musulman devait être décisif pour l’issue du scrutin qui s’est joué en Uttar Pradesh. Dans cet Etat, les musulmans représentent près de 20 % des voix du scrutin. Mais l’ascension de Narendra Modi en Inde a favorisé le courant d’une extrême droite qui valorise le caractère hindou de la nation, et le BJP a misé sur sa doctrine nationaliste hindoue durant la campagne. C’est donc sans surprise que d’importants religieux musulmans ont déclaré soutenir les partis adversaires du BJP.
Talonnée par Mayawati, la défenseuse des « dalits » à la tête du Bahujan Samaj Party (BSP), une alliance entre le parti régional du Samajwadi Party (SP) et le Parti du Congrès de Rahul Gandhi a ainsi tenté de faire barrage à Narendra Modi. Pour attirer le vote musulman, le BSP de Mayawati avait choisi de présenter pas moins de 99 candidats issus de cette minorité, et le SP avait quant à lui promis des programmes sociaux en leur faveur. Et Rahul Gandhi, l’héritier du Parti du Congrès, n’avait pas hésité à rendre visite aux grandes écoles coraniques pour séduire les électeurs musulmans.
Narendra Modi, lui, n’a même pas essayé. Son parti n’avait pas présenté un seul candidat musulman. Selon le président du BJP Amit Shah, qui a orchestré la campagne électorale, les électeurs ont dépassé « la division hindous-musulmans » pour voter en faveur du développement. Il est vrai que le BJP a multiplié les promesses pour moderniser l’Uttar Pradesh, en mettant notamment en avant des mesures politiques et économiques populistes. Mais il n’en a pas pour autant délaissé la carte du nationalisme hindou. « Le temple et le développement peuvent coexister », a répété Amit Shah, reprenant ainsi un slogan phare du BJP, à savoir que le développement économique peut aller de pair avec la défense de l’identité hindoue de l’Inde.
Un vote musulman éclaté et, pour une part, favorable au BJP
En conséquence, les voix des musulmans se sont divisées entre les deux formations opposées au BJP, dans une confusion entretenue par les plus importants religieux musulmans. « Les électeurs musulmans n’ont pas été en mesure de choisir un parti, a confié au Times of India Imran Hasan Siddiqui, président de l’organisation Al Imam Welfare Association. Et malgré les menaces sécuritaires, Narendra Modi a lui-même sillonné les routes dans un véhicule ouvert, ce qui a fait passer un message fort aux électeurs. »
Dans un second temps, et dans ce qui est perçu comme un paradoxe, de nombreux musulmans ont voté en faveur du parti de Narendra Modi. Pour le grand chef religieux sunnite Khalid Rashid Firangi Mahal, « c’est davantage la division au sein du vote musulman qui a aidé le BJP ». Néanmoins, des observateurs avancent que le vote des femmes musulmanes a été sensible à certaines prises de positions de Narendra Modi, en particulier sa volonté d’abolir le « Triple Talaq », la coutume décriée de divorce instantané pour répudier son épouse. Kamal Farooqui, du All India Muslim Personal Law Board, le conseil autoproclamé de défense du droit personnel musulman, conteste cette analyse : « Je ne pense pas que les musulmans accepteront des changements dans la loi coranique. Mais il est vrai que notre communauté s’ouvre davantage au BJP. » L’un d’entre eux, Aijaz Ilmi, n’est autre que le porte-parole du BJP : « Comme moi, de nombreux musulmans tiennent compte des voix de plus en plus nombreuses qui estiment que la politique d’isolation de notre communauté distillée par notre clergé est inappropriée face à l’expansion du BJP. »
Le résultat est spectaculaire, plus encore dans un Etat où les tensions religieuses sont importantes. En Uttar Pradesh, les stratégies des radicaux hindous ont ainsi été les plus âpres, de la protection des vaches sacrées à la lutte contre le « love-jihad », théorie selon laquelle les musulmans séduiraient des jeunes femmes hindoues pour les convertir. C’est encore cet Etat, dans la région de Muzaffanagar, qui avait été témoin d’émeutes interreligieuses en 2013. Mais le BJP a triomphé dans les circonscriptions à majorité musulmane les plus sensibles, comme Muzaffarnagar, Deoband, Bareilly, Bijnor et Moradabad. Mayawati, la dirigeante du BSP, n’a pas caché sa stupéfaction face à ce succès, soulignant que « même les votes musulmans sont allés au BJP, ce qui est inacceptable ! ». Pour le parti accusé de marginaliser les minorités religieuses, l’accomplissement est indéniable.
La victoire la plus inattendue est sans doute celle de Deoband, une ville où 71 % de la population est de confession musulmane et qui abrite l’une des plus prestigieuses écoles coraniques de l’Asie du Sud. Et le nouveau député Brijesh Singh a annoncé jeudi dernier qu’il voulait rebaptiser la ville selon la mythologie hindoue… Car le BJP ne compte pas abandonner sa doctrine nationaliste hindoue. Yogi Adityanath, un député d’Uttar Pradesh sous les couleurs du BJP, a confirmé que son parti tiendrait notamment sa promesse de construire un temple à Ayodhya, un site disputé où la destruction d’une mosquée avait donné lieu, en 1992, à de violents affrontements entre hindous et musulmans.
Après le triomphe du BJP lors des élections du 11 mars, le parti nationaliste hindou a logiquement porté à la tête de l’Uttar Pradesh l’un des siens. Ce 19 mars, c’est Yogi Adityanath, un ultranationaliste brièvement emprisonné en 2007 pour son implication dans des émeutes interreligieuses, qui a prêté serment pour devenir ministre-président de l’Etat le plus peuplé d’Inde avec près de 200 millions d’habitants. Prêtre hindou de 44 ans, au crâne rasé et toujours vêtu d’une robe couleur safran, il s’est notamment fait connaître pour ses déclarations incendiaires visant les minorités religieuses et sa défense de l’hindutva, l’idéologie de l’extrême-droite indienne qui voudrait faire de l’Inde une nation exclusivement hindoue. A la tête de la milice Hindu Yuva Vahini, impliquée dans des émeutes confessionnelles, Yogi Adityanath a fait régner la terreur parmi les musulmans d’Uttar Pradesh. Il fait aussi partie de ceux qui ont accusé Mère Teresa d’être au cœur d’une conspiration visant à « christianiser » le pays.
Source : Eglises d’Asie