Pour cette journée du Vendredi Saint, nous vous proposons de découvrir une page musicographique de grande qualité avec l’enregistrement par Accentus des Sept dernières paroles du Christ de Haydn
Incontestablement, il est des enregistrements qui font date. Dans le flot actuel de concerts, de récitals et d’enregistrements de qualité relative, c’est un véritable bonheur de trouver une perle comme ces Sept dernières paroles du Christ en croix par Laurence Equilbey et son ensemble. Une perle haut perchée qui ne fait que creuser davantage l’écart entre les grands et … les autres. Il faut dire que de grands, Laurence Equilbey a su s’entourer à l’occasion de cet enregistrement.
Autour de son irremplaçable ensemble Accentus, ou plus justement, unis à lui dans une profonde harmonie, nous retrouvons avec joie Sandrine Piau qui avait déjà enregistré avec Accentus, le Requiem Allemand de Brahms ou encore la Grande Messe en Ut de Mozart. Le toujours séduisant sourire de Ruth Sandhoff ajoute sa touche gracieuse à la clarté de son timbre, tandis que Harry van der Kamp vient rehausser, à propos, de sa chaude voix de basse les moments tragiques de l’œuvre. Il ne manquait plus alors que l’assurance tranquille de Robert Getchell pour unifier l’ensemble, porté par les instruments d’époque de l’Akademie für Alte Musik Berlin que l’on ne présente désormais plus. Une grande distribution dans laquelle chacun donne le meilleur de lui-même sans chercher à s’imposer aux autres. Il est peut être à regretter par moment la spécificité habituellement très baroque de la plupart d’entre eux, perceptible dans l’un ou l’autre passage d’une œuvre pourtant résolument classique.
« Il y a environ quinze ans, un chanoine de Cadix m’a demandé de composer une musique instrumentale sur les Sept Dernières Paroles du Christ en Croix. Il était alors d’usage à la cathédrale de Cadix de donner chaque année, durant le temps de la Passion, un oratorio dont l’effet se trouvait singulièrement renforcé par le contexte que voici : murs, fenêtres et piliers de l’édifice étaient tendus d’étoffes noires et seule une grande lampe, suspendue au centre de la voûte, venait rompre ces ténèbres solennelles. A midi fermaient toutes les portes et la musique commençait. Après un prélude de circonstance, l’évêque montait en chaire, prononçait l’une des Sept Paroles puis prêchait. Ainsi faisait-il pour chacune des autres Paroles, et après chaque sermon l’orchestre jouait. » La composition, achevée dans l’hiver 1786-87, est donc résolument liturgique.
La version pour orchestre et voix, interprétée ici, est quant à elle de facture plus concertante. Composée plus tardivement, en 1796, cette version n’est pas une idée de Haydn lui-même. Mais après avoir entendu avec plaisir l’initiative de Friebert à Passau, il reprend l’idée à son compte persuadé de « faire mieux ». Haydn ne se limite pas à placer des voix sur l’orchestre. Il remanie quelque peu la partition originale, en modifie l’instrumentation et introduit de nouvelles parties. L’interprétation de Laurence Equilbey met, du reste très en valeur ces ajouts du compositeur. Les « entêtes » épigraphiques a cappella qui introduisent désormais presque toutes les paroles du Christ, sont l’occasion offerte à Accentus de donner le meilleur de lui-même. Elles sont, du reste, les parties les plus expressives du drame qui se joue et que l’ensemble instrumental peine parfois à rendre, sans doute à cause du tempo légèrement trop rapide. Mais un tempo plus lent ne nous aurait-il pas entraîné dans une interprétation romantique, de fait anachronique ? C’est, peut-être, la difficulté de l’œuvre. Son équilibre, d’une facture incontestablement classique, semble parfois tendre vers le romantisme, particulièrement dans le « Tout est accompli ! » dont certains passages ne sont pas sans rappeler la Symphonie n°9 de Beethoven. Il est alors d’autant plus dommage de retrouver dans la version de Laurence Equilbey des tendances baroques peu appropriées. En revanche, la clef de lecture de son interprétation qu’elle expose elle-même dans la notice, semble être la clef de la réussite. « Pour une fois, dans les Sept Paroles, […] : ce sont les voix qui ont été destinées à « coller » aux instruments, puisque la version orchestrale est antérieure à celle proposée dans cet enregistrement.
Dès lors, nous avons réalisé plusieurs choix d’interprétations, les chanteurs se situant comme les compagnons des instruments. Pour le style de jeu vocal et le phrasé du texte, nous avons opté pour une articulation nettement instrumentale, en respectant la prosodie tout en étant conscient que ce n’est pas le texte qui a présidé à la création des phrases musicales. » Un choix judicieux, des interprètes talentueux, il n’en fallait pas plus pour faire de cette version des sept paroles l’une des plus équilibrées.
Dès les premières notes de l’introduction, nous sommes saisis par l’équilibre entre tous les pupitres. Chaque instrument semble naître d’un précédent et donner naissance au suivant. Nous noterons au passage l’excellence de l’ensemble des basses qui assoit toute l’interprétation dans un confort d’audition extrêmement chaleureux. Attaques nettes et fines de phrase précises rivalisent pour donner à l’œuvre une grande propreté d’exécution, même si certains passages sont parfois un peu secs, traduisant ce reste de baroque indélicat. Les voix et les instruments sont tellement unis qu’ils semblent s’entrelacer et nous entraîner avec eux au cœur de l’oratorio, avec lequel il devient impossible de ne pas faire corps. Les nuances sont empreintes d’une telle profondeur qu’elles semblent habitées par la respiration même du Christ. Toutefois, l’extrême gravité rendue de façon saisissante (et ce n’est pas là un artifice rhétorique), par le chœur dans les introductions, n’est pas aussi bien prise en compte par le développement des paroles pour lesquelles l’interprétation instrumentale semble parfois trop gaie. Cela est particulièrement sensible dans la supplique du « En vérité je te le dis », où le ton suppliant est peut être trop discret, alors que les appels de basses restent légèrement en dehors de la démarche spirituelle que suggère le texte lui-même. Le lyrisme tend de ce fait plus vers la tristesse ou la mélancolie que vers la supplique, ce qui et d’autant plus dommage que la chaleur et l’unité des voix et des secondes voix est bouleversante. Les changements de tempi et de style, amenés dans une discrétion de velours, rendent, en revanche, cette expression par une formidable respiration haletante. Petite note négative pour le 7ème mouvement où les voix de solistes sont un peu sèches et noyées par les instruments, ce qui a pour mérite de mettre en valeur la finesse des cors et des basses qui seules cette fois-ci rendent un peu du drame que vit Marie au pied de la croix.
D’une manière générale, pour entrer davantage dans la souffrance du Christ en croix, il faut prêter attention aux basses qui portent le mieux l’expression douloureuse. Mais la suite de l’œuvre fait oublier cette faiblesse par l’excellence de l’entrée des instruments qui nous surprennent à chaque fois, comme s’ils arrivaient à l’improviste, mais tellement à propos.
Puis arrive la deuxième partie de l’œuvre, introduite par ce rajout du compositeur, la seconde introduction. C’est aussi un changement radical dans l’interprétation. Cette introduction est absolument magistrale. Cette fois-ci nous entrons et jusqu’à la fin dans l’expression dramatique que représente la crucifixion du Messie, Dieu fait homme. L’ensemble de l’orchestre semble prendre conscience de la gravité de la situation rendue par l’enchaînement de la multiplicité des petits soli. Suit alors un dialogue entre les paroles du Christ et ce qu’elles expriment en son nom, et le chœur des fidèles au pied de cette Croix. La sobriété de la plainte du Christ « J’ai soif », contraste avec l’anxiété du cœur qui appelle les hommes à la miséricorde, à la pitié. Renversement incroyable des rôles où ce n’est plus un Dieu colère qui est appelé à faire miséricorde, mais des hommes haineux, invités à regarder avec compassion cet homme innocent qui reprend inlassablement et calmement : « j’ai soif ». De parole en parole, l’ensemble nous entraîne désormais au plus profond du drame, mettant encore davantage en relief le contraste entre l’espérance joyeuse portée par les violons du « tout est accompli » et la crainte sourde d’une mort éternelle que le reste de l’orchestre contient à peine. Singulier va et vient entre espérance du salut et crainte de la damnation au moment même de la mort du Christ. Autour de la croix se cristallise alors la mission même du Messie, et du fond de cette mort, échec apparemment cinglant, perce un sentiment de victoire. « A présent son triomphe est éclatant » se réjouit le chœur alors que le Christ « remet son esprit ». Et tandis que l’on s’attendrait au plus mineur des accords, c’est un chant guilleret et dansant qui perce dans une déclaration d’amour qui parait bien incongru autour d’un cadavre.
L’ensemble nous élève alors peu à peu dans un tourbillon vertigineux à un véritable échange amoureux inattendu, par lequel c’est finalement l’homme qui, dans une ambiance sereine, remet son esprit au Père, pendant que les basses soutiennent l’accord final, rappel discret d’un de profundis, nous introduisant ainsi, avec le Christ dans le silence du tombeau vers lequel nous étions happés depuis le « j’ai soif » du Fils de Dieu. Et duquel insensiblement nous sommes tirés depuis le « tout est accompli ».
L’orchestre a su rendre de façon insensible mais prégnante ce mouvement de lente agonie et de résurrection qui finit par littéralement exploser lors du tremblement de terre final. Comme à l’issue d’un grand spectacle joyeux, l’orchestre éclate en feu d’artifice, en bouquet final à la hauteur d’une éruption volcanique dont chaque soufflet libère les morts de leurs tombeaux.
Incontestablement, à écouter, à méditer … à vivre.