Entretien d’Eugénie Bastié avec Gérard Leclerc dans le FigaroVox:
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FIGAROVOX.- Provenant de l’Action française, catholique, vous racontez dans «Sous les pavés, l’Esprit» votre confrontation avec les révoltés de Mai 68, dont, dites-vous, vous ne pouviez être «l’adversaire inconditionnel». Pourquoi? Qu’est-ce qui vous attirait dans ce mouvement? Y a-t-il quelque chose à sauver de Mai 68?
Gérard LECLERC.– Quand les premières émeutes de Mai 68 ont éclaté, je me suis d’abord interrogé sur la nature du phénomène. Alors étudiant en philosophie à la Sorbonne, j’étais témoin de l’activité des groupuscules qui rêvaient de recommencer la révolution de 1917 en Russie (dont on avait célébré le cinquantième anniversaire l’année précédente). Mais il apparut vite qu’une telle révolution était impossible, car le Parti communiste n’en voulant pas et s’engageait avec la CGT dans une vaste négociation avec Georges Pompidou, qui allait permettre une sortie de crise. Les gauchistes ne l’entendaient pas de cette oreille, mais leurs manœuvres de débordement ne jouaient que sur ce que Paul Yonnet appelait «le peuple adolescent».
En tant que militant politique, présent sur les tribunes des lycées et des facs, je me suis vite aperçu que la révolution engagée était de nature culturelle et sociétale. Le meilleur et le pire y étaient mêlés. Ce qui m’était sympathique, c’était une ouverture intellectuelle qui contredisait le dogmatisme idéologique des initiateurs. On me laissait la parole, alors qu’on aurait eu la possibilité de me casser la figure et avec certains gauchistes, le dialogue pouvait aller très loin. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas de casser du bolcho mais d’essayer de comprendre ce qui était en train de se passer et qui allait engager tout l’avenir de ma génération.
La droite aujourd’hui voit dans Mai 68 la racine de tous les maux, notamment dans la déconstruction de l’autorité et de la transmission. N’a-t-elle pas raison?
Elle a en partie raison, mais en partie seulement. Si l’autorité et la transmission ont été déconstruites, ce n’est pas du fait de Mai 68, mais de la crise qui précède et dont la convulsion du peuple adolescent signifie l’exaspération. Je cite dans mon livre la formule du cinéaste Alexandre Astruc à Maurice Clavel: «Dire que les cons vont appeler ça la révolte contre le père! C’est la révolte contre l’absence de père, au nom du père!» Il y a bel et bien rupture, mais celle-ci s’explique par la dérobade des pères héritiers, embarrassés de leur héritage, et paralysés devant la perspective de la transmission. Maurice Clavel l’avait pressenti prophétiquement: «Ayant réalisé enfin l’abîme de votre néant, juste avant d’y sombrer ou en début de chute, ils battent des bras dans le vide.»
Vous rendez hommage à la figure de Maurice Clavel, écrivain converti. Quelle était sa vision des événements de Mai? En quoi était-elle originale?
Clavel avait une vision très originale de l’événement, en décalage total avec les analyses du temps. Pour lui cette formidable convulsion ne pouvait trouver son explication adéquate dans une question de simple adaptation aux évolutions sociales et économiques. Le problème, c’est que la modernité avouait un certain épuisement de ses ressources intérieures. Et le marxisme n’était pas seul en cause. Seule une introspection des profondeurs pouvait permettre d’envisager les vraies dimensions de la crise. Et ces profondeurs n’étaient pas de nature freudienne mais augustinienne. Clavel, qui venait de se convertir au catholicisme à la suite d’une dépression personnelle, transposait ce qu’il avait vécu pour obtenir la radioscopie de la dépression sociale. Il pensait que l’Esprit pouvait renaître en son sein, mais ce n’était qu’un souhait ardent.
Bien sûr, c’était un penseur paradoxal, mais au sens que Kierkegaard et le père de Lubac ont donné à ce terme. Un peu comme Léon Bloy, il attendait «les Cosaques et le Saint-Esprit», à ceci près que les Cosaques s’étaient mués en gauchistes extrêmes. Mais il était sûr que leur incandescence idéologique ne pouvait déboucher que sur une vraie recherche de l’absolu. Il n’a pas eu tort avec certains, comme Benny Lévy terminant sa vie dans une yeshiva de Jérusalem. De Le Bris et Le Dantec, figures de proue du maoïsme, il me disait: «Ce sont des Chouans.»
Il est certain que «la révolution selon l’être» qu’il espérait n’a pas eu lieu, et que c’est Jean-François Revel qui a eu raison, dans son essai Ni Marx ni Jésus, où il prévoyait sur le moment que c’était l’Amérique qui deviendrait la nouvelle Terre promise, car s’y trouveraient réconciliés l’esprit libertaire et le libéralisme. Mais en même temps, Mai 68 avait ouvert tous les dossiers, et aujourd’hui encore aucun n’a été refermé. Les interrogations béantes soulignées par Clavel demeurent toutes dans leur radicalité.
En ce moment ont lieu des manifestations ultra-violentes et l’on tague dans les facs «plutôt nihilistes que capitalistes»… Avez-vous perçu une telle violence nihiliste à l’époque? Si vous deviez définir «l’esprit de Mai 68», comment le feriez-vous?
Il y a eu des épisodes très violents en 68. On a gardé en tête l’image des voitures calcinées de la rue Gay Lussac. Mais au total les violences ont été limitées, notamment à cause de l’intelligence du préfet de police de l’époque, Maurice Grimaud, qui a su maîtriser le mouvement. Dans des moments comme ceux-là, il y a toujours des phénomènes de délinquance et d’anomie qui se font jour. Je pense à l’épisode des Katangais à la Sorbonne. Mais un des miracles de l’époque, ce fut justement d’échapper à la tentation des confrontations trop dures. Les slogans surréalistes, du genre «sous les pavés la plage» signifient une sorte d’apesanteur, qui permet d’échapper aux rugosités de la vie. J’ajoute que par rapport aux casseurs d’aujourd’hui, les militants de 68 étaient encore les héritiers de toute une culture, alors même qu’ils la rejetaient. Où est la culture des casseurs?
Vous abordez également la question du rapport de l’Église à Mai 68… La crise de l’Église était-elle présente avant Mai 68 ou bien a-t-elle été déclenchée par le mouvement? Comment l’Église a-t-elle réagi?
La crise de l’Église est antérieure de peu à Mai 68. Elle suit immédiatement le concile Vatican II, qui, à mon sens, n’en est pas la cause. Elle se traduit après 1965 par ce que l’historien Guillaume Cuchet appelle un effondrement de la pratique religieuse. La pastorale post-conciliaire ne saura pas parer à la catastrophe. D’une certaine façon elle l’accompagnera en fragilisant le dispositif disciplinaire qui encadrait l’accès aux sacrements. L’effritement individualiste et ce que l’historien Pierre Chaunu a appelé «le changement fondamental des attitudes devant la vie», avec ses marqueurs statistiques tels que le refus du mariage et la démographie déclinante, expliquent aussi «comment notre monde a cessé d’être chrétien».
Ce qui a lieu en 1968, c’est la révolte du clergé. Emmanuel Le Roy Ladurie me faisait remarquer un jour que c’étaient les classes intellectuelles qui avaient été les plus affectées alors. Et plus que toutes les autres, le clergé! Cela se traduira par des départs massifs, autant dans les séminaires que parmi les jeunes prêtres ordonnés. L’épiscopat réagira tant bien que mal. En 1975, ce sera le dernier épisode de l’effondrement avec la disparition du catholicisme de gauche qui avait été prééminent depuis la Libération. Ce dernier avait sans doute conçu, avec Mai 68, des illusions qui se sont révélées cruelles. Mais Clavel n’était pas du tout sur cette longueur d’onde, pas plus qu’un Jean-Marie Lustiger qui avait observé de très près les événements depuis la Sorbonne et qui envisageait la renaissance possible au-delà des ruines.