« La force du silence : contre la dictature du bruit ». Ce livre a peut-être fait partie des cadeaux reçus ou offerts à Noël cette année. Lors de sa venue en France, le Cardinal Sarah en avait fait la présentation au micro de Radio Notre-Dame, évoquant tour à tour la nécessité du silence, celle de retrouver le sens de la messe, son regard sur l’Occident, la délicate gestion de son dicastère, et le message qu’il nous adresse pour Noël.
Nous avons retranscrit pour vous l’essentiel de son entretien.
Éminence, pourquoi est-ce si difficile, au fond, de de trouver le silence, peut-être de chercher le silence ?
Parce que nous vivons dans une ambiance de bruit, dans une ambiance où l’homme a du mal à rester silencieux, parce que probablement nous avons peur de nous rencontrer nous-mêmes, de nous voir tels que nous sommes, nous avons aussi peur de rencontrer les autres. Alors on fait beaucoup de bruit ! Et pourtant le silence est vital ; parce que si vous voulez vous reposer par exemple, vous avez besoin de silence autour de vous, si vous voulez lire quelque chose d’intéressant, vous avez besoin de silence, vous voulez écouter une musique, vous voulez parler dans l’intimité…. Le silence est vital, sans silence l’homme ne peut pas vivre.
Pourquoi la « dictature du bruit » comme terme ?
Parce que, effectivement, nous vivons une vraie dictature : vous avez constamment la télévision, constamment la radio, constamment les machines, constamment les gens qui écoutent de la musique, comme si on ne veut pas nous laisser vraiment à nous-mêmes, comme si l’on veut nous sortir de nous-même, par force. C’est donc vraiment une dictature, et il est difficile de se soustraire à cette dictature.
J’avais envie d’entrer un peu plus dans les raisons qui vous ont fait écrire ce livre. Parcours pas commun, passage à la Grande Chartreuse, archevêque à 34 ans… Peut-il arriver qu’un prêtre, bon et pieux, une fois élevé à la dignité épiscopale, tombe rapidement dans la médiocrité et le souci de réussir, dans les affaires du monde, agité par le souci de plaire… et qu’il s’étouffe progressivement ? Est-ce que ce n’est pas la raison pour laquelle vous avez écrit ce livre ? Est-ce que c’est quelque chose contre lequel vous vous êtes battu ?
Certainement ! Vous savez, nous sommes tous menacés par le succès, menacés par le plaire ; nous sommes tentés d’être comme tout le monde, d’être dans le bruit…. En fait, nous nous abîmons nous-mêmes, parce que ce qui fait notre identité propre c’est cette capacité de rentrer en soi-même, de se regarder, de voir d’où je viens, où je vais, pourquoi suis-je dans ce monde, quelle est ma mission propre ? Et toutes ces questions ne peuvent être résolues que par un vrai silence. Pas seulement l’absence de bruit à l’extérieur : le bruit est souvent à l’intérieur de nous-même ! L’orgueil, le vouloir plaire, le vouloir être vu par tout le monde. Le plus grand bruit, c’est peut-être celui qui est à l’intérieur de nous-même : notre ambition, notre légèreté, notre capacité à vouloir coûte que coûte réussir, même si on n’en a pas du tout les moyens. Et il faut se battre pour retrouver ce silence où nous nous trouvons nous-même, où nous nous identifions nous-même. Et c’est cette identité que nous offrons aux autres, ce que nous sommes que nous offrons aux autres, réellement, pas ce que nous paraissons ! Ce qui compte, ce n’est pas le paraître, mais donner les vraies réalités, les vraies valeurs qui sont au-dedans de nous-même et qui ne vient pas de notre capacité intellectuelle mais qui nous vient de quelqu’un d’autre qui nous fait être nous-même. C’est Dieu, et Dieu ne parle que dans le silence. Le langage premier du Seigneur, c’est le silence, et nous l’écoutons dans le silence. Et c’est là que l’homme se réalise, que le prêtre se réalise : lorsqu’il est capable d’oraison, de méditation silencieuse, de prière silencieuse. Et cette réussite il ne la percevra peut-être pas matériellement, mais il en verra l’efficacité. La prière est efficace, mais pas de manière extérieure : elle vient petit à petit dans la manière de vivre, dans la manière de parler, dans la manière d’être avec les autres. C’est donc une lutte constante pour étouffer le bruit que nous faisons.
Vous qui avez des responsabilités très importantes depuis l’âge de 34 ans, est-ce que la solitude n’a pas été au fond votre plus grande compagne de vie ?
Je crois que la solitude est l’arme la plus efficace dans une responsabilité telle que celle d’être évêque. Si vous n’êtes pas solitaire, il est difficile de rencontre la personne qui vous envoie en mission. Le Christ lui-même, avant de commencer sa mission, a été 30 ans solitaire. Personne ne savait qui était cet homme-là. Et même avant sa mission officielle, il a pris 40 jours et 40 nuits dans la solitude absolue Et, bien souvent, il a mené ses apôtres dans le désert, dans la solitude. Je pense qu’il est important de se retrouver tout seul avec Dieu, de se trouver tout seul avec soi-même, pour être en contact avec Dieu, mais en contact avec soi-même d’abord et sa propre mission. Je pense que la solitude est liée au silence : si je veux trouver le silence j’ai besoin d’être seul. Je pense que les deux, la solitude et le silence, sont comme deux époux.
Quelqu’un qui est responsable est obligé d’être seul quelques fois. C’est dur, mais c’est indispensable : si vous n’êtes pas seul, comment allez-vous comprendre, analyser, envisager la mission qui est la vôtre ? Vous avez besoin d’une solitude pour réfléchir, pour prier, pour comprendre la mission qui est la vôtre.
Cette France tourmentée…. Comment regardez-vous notre Occident, Éminence ?
Je crois qu’il ne faut pas être trop pessimiste. C’est vrai qu’il y a un abandon de la foi, des valeurs chrétiennes, de la pratique. C’est vrai qu’il y a de grands problèmes au niveau de l’Eglise, au niveau de la société. On a l’impression que, au niveau de l’Eglise, il n’y a pas beaucoup de certitudes pour certaines questions, cela désoriente le peuple de Dieu : que faut-il croire ? Où aller ? Dans quelle direction ? Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui n’est pas vrai ? Quel est l’enseignement de l’Eglise ?
Il y a des choses nouvelles proposées par la société : des valeurs nouvelles, une façon de concevoir la vie, de concevoir la famille, de concevoir les problèmes sociaux, de concevoir les valeurs. Il a donc des difficultés réelles, malgré cela je crois qu’il y a une grande proportion de la population occidentale qui croit encore à l’Evangile, qui croit encore aux valeurs chrétiennes. Il faut reconnaître que le catéchisme a été un peu négligé : on a fait faire des dessins aux enfants, mais pas une assimilation de la doctrine. Quand ils grandissent, ils ont une connaissance très vague de leur foi. Cela contribue à une diminution de la pratique puisqu’ils ne savent pas ce qu’ils doivent croire, ce qu’ils doivent faire. Ils se sentent un peu abandonnés. Mais il faut reconnaître qu’en France, par exemple, il y a encore une grande proportion du peuple chrétien qui croit encore, qui vit encore sa foi.
J’ai été vraiment impressionné par les jeunes que j’ai rencontrés à Vézelay cette année lors de leur pèlerinage : leur engagement radical, leur volonté de suivre le Christ de manière radicale. Je n’avais jamais vu ça ! Et ils étaient 2500 jeunes ! Et il n’y a pas qu’eux. Je pense que ces jeunes-là ne représentent peut-être qu’une petite minorité, mais une grande proportion de jeunes croient, il suffit qu’ils trouvent quelqu’un qui les guide, qui les oriente vers le Christ et ils vont retrouver la foi.
Nous les prêtres, les évêques, nous ne devons pas nous sentir innocents dans l’abandon actuel de la foi. Est-ce que nous avons fait notre travail ? Est-ce que nous avons enseigné ? Est-ce que nous avons vraiment suivi l’enseignement donné aux enfants ?
Ce que je souhaite à chacun ?
Le Christ nous demande tout le temps : si tu veux, suis-moi…. Que nous acceptions de suivre le Christ, mais sans modifier son évangile, sans compromission. Beaucoup de gens l’ont suivi, et l’ont suivi jusqu’à la mort. Il y a des chrétiens, aujourd’hui, qui Le suivent en mourant : en Afrique, au Moyen Orient…
Même à Paris il y a des gens qui sont persécutés : lorsqu’on détruit notre foi chrétienne, lorsqu’on détruit nos familles, lorsqu’on détruit nos valeurs, il y en a qui résistent ! Et vous, vous avez résisté longtemps, plusieurs fois en France. Vous avez manifesté plusieurs fois pour dire que vous n’étiez pas d’accord avec ce que l’on veut vous imposer, des milliers et des milliers de personnes.
Et il y en a aussi qui résistent silencieusement. L’Eglise tient debout encore, elle tient debout pourquoi ? Parce qu’il y a des chrétiens qui tiennent. Ils ne sont peut-être pas nombreux, mais ce n’est pas le nombre qui compte ! Une église (le bâtiment) est tenue par des piliers, et ce n’est pas une « forêt » de piliers…
Etes-vous resté le même, depuis le petit garçon de Konakri jusqu’à maintenant ?
J’ai vieilli. On évolue. Je pense que je reste fidèle parce que Dieu a été fidèle avec moi. Il m’a choisi tout petit, il m’a choisi d’un milieu très simple, très modeste, et il m’a accompagné toute ma vie. Jamais je n’aurais imaginé que je serais à Rome comme un des collaborateurs du Saint-Père. C’est une grâce, c’est un don magnifique, extraordinaire que Dieu m’a fait. Il m’a porté jusqu’à diriger un dicastère important, et je dois le remercier. Et la meilleure façon de le remercier c’est de rester constant dans mon oui à Dieu, constant dans ma foi, constant dans mes convictions, constant dans mon témoignage, sans peur, mais en respectant chacun selon ce qu’il est. Mais le respect des autres ne veut pas dire que je dois compromettre ma foi, que je dois réduire ma foi pour plaire aux autres.
Ce n’est pas un dicastère facile celui de la liturgie, Éminence !
Oui, c’est un dicastère délicat, très difficile. La liturgie doit nous unir, car ce qui se tient devant Dieu doit être un. Malheureusement, la liturgie nous a beaucoup divisés, nous a opposés. Et, jusqu’à aujourd’hui, chacun pense que c’est sa manière de voir la liturgie qui est juste. Et malheureusement cette attitude nous oppose les uns aux autres ; certains, croyant avoir une autorité, humilient les autres publiquement. Je cherche ce que le pape Benoît XVI a toujours cherché : la réconciliation liturgique, retrouver cette unité, cette sacralité, cette beauté de la liturgie. Le Beau doit nous réunir, le Sacré doit nous réunir, la grandeur de Dieu doit nous réunir. La grandeur de Dieu met l’homme à genoux, met l’homme humblement à genoux devant Dieu pour l’adorer. La liturgie ce n’est pas une haute célébration, la liturgie c’est vraiment l’attitude de l’homme qui honore, qui loue Dieu, qui adore Dieu pour les biens reçus de Lui. Il nous a tout donné dans la mort de son fils Jésus-Christ. Si nous célébrions l’Eucharistie en croyant que nous commémorons la mort de Jésus-Christ pour notre salut, je suis certain que nous cesserions de nous battre au niveau de la liturgie !
Nous croyons que c’est nous qui célébrons, nous avons cessé de comprendre ce qu’est vraiment l’Eucharistie, c’est-à-dire la mort de Jésus pour notre salut, pour nous libérer de nos péchés. Si nous ne sommes pas conscients que nous avons besoin d’être libérés d’un mal, que nous sommes incapables seuls de nous libérer, et bien nous croyons que c’est un repas. La messe est vraiment le sacrifice qui nous libère, qui nous sauve.
Vous n’êtes pas un homme qui doute ?
Moi je ne doute pas que le Christ continue à nous sauver, en mourant toujours, à chacune de nos eucharisties. Lorsque le prêtre dit « Voici l’agneau de Dieu, celui qui enlève le péché du monde », je crois qu’aujourd’hui encore Jésus est présent pour enlever le péché. Mais il faut que nous soyons conscients que nous sommes pécheurs. C’est un des grands dangers : aujourd’hui, il n’y a plus de pécheurs, on n’est plus conscient qu’on est pécheur, on est des gens faibles, des gens blessés… Mais être blessé ce n’est pas un péché. Etre blessé, c’est un accident qui m’arrive. Mais le péché, c’est une responsabilité que j’assume : je décide de faire une chose qui est mal en soi. Nous ne sommes pas seulement des blessés, nous sommes de pécheurs. Et si nous ne sommes pas conscients que nous sommes pécheurs, la messe peut paraître simplement une célébration, en toute convivialité, on fait « communauté » ensemble… Ce n’est pas ça l’Eglise !
Le drame du siècle, le relativisme ?
Lorsque vous lisez l’évangile, je ne sais pas si une seule fois vous rencontrerez cette parole pour désigner le péché ‘on est des blessés’. Non ! La blessure, ce n’est pas le péché. Nous sommes des personnes qui volontairement pouvons nous opposer à Dieu, car le péché c’est l’opposition à Dieu. Je peux décider de faire le contraire de ce que Dieu nous demande. C’est ça le péché ! Je peux décider de faire du mal à mon prochain. C’est ça le péché ! Je vais lui nuire d’une manière grave. C’est ça le péché ! Et bien souvent, nous ne voulons pas accepter cette capacité de nous opposer à Dieu volontairement, et nous accusons notre faiblesse, nos blessures. C’est vrai que la blessure est une chose réelle mais le fait d’employer des termes où nous sommes pratiquement innocentés ‘nous sommes blessés, nous sommes faibles’ nous retire la conscience du péché.
Le plus grave aujourd’hui, c’est qu’on n’a plus le sens du péché. Il n’y a plus de pécheurs, il n’y a que des gens qui subissent : ils subissent la société, ils subissent les circonstances, …. C’est peut-être vrai, mais il y a aussi des responsabilités !
Un message pour l’Avent, pour Noël, que souhaitez-vous à nos auditeurs ?
Le Seigneur vient. Pourquoi vient-il ? Il vient pour nous sauver, pour nous libérer du péché. Il vient pour que nous puissions retrouver le chemin qui nous liera davantage à Dieu parce qu’Il nous a créés à son image et à sa ressemblance. Il voudrait que nous retrouvions cette image et cette ressemblance. Il va le faire à travers Son fils, qui est l’homme parfait, l’image de Dieu, la présence visible de Dieu, la présence incarnée de Dieu. Et nous, si nous imitons le Christ, nous retrouverons notre véritable identité puisque nous sommes faits pour être Dieu. St Irénée a dit « Dieu s’est fait homme pour que l’homme se fasse Dieu ».
L’Avent, c’est cette capacité de nous ouvrir au Christ qui vient, qui vient nous libérer du péché pour retrouver notre image divine. Et le cœur du message de Noël, c’est la libération : « Il vous est né un Sauveur ». Si nous devons être sauvés, c’est que nous sommes dans un grand malheur. Le grand malheur, c’est le péché. Si le Christ n’est pas le grand sauveur, alors la fête de Noël n’est rien du tout.
L’entretien est à écouter ici.