La taille très réduite de cette œuvre, 26cm sur 24, souligne encore s’il était nécessaire la virtuosité de son auteur. Une palette brune, qui utilise tous les dégradés du bronze, a été choisie à dessein afin de relier entre eux du premier coup d’œil les trois personnages de cette scène d’exode, comme recroquevillés autour de l’âne qui les porte et les convoie avec leurs maigres biens. La composition verticale achève de les souder ensemble comme s’ils ne faisaient qu’un seul être en une intimité mystérieuse et silencieuse. La Vierge Marie, emmitouflée dans un drap épais qu’elle replie sur son enfant pour le protéger du froid de la nuit, domine la scène de sa fatigue méfiante. Elle se retourne légèrement vers nous, visiblement inquiète de ce que la lumière qui vient de la gauche lui relève du paysage alentour et des formes menaçantes qui en émergent dans le coin du tableau. Frimousse auréolée de sa divinité, l’enfant Jésus, apparemment éveillé, s’abandonne à la tendre vigilance de sa mère. La fatigue du long trajet déjà parcouru pèse lourdement sur l’échine de l’âne qui porte la mère et l’enfant, tête basse, l’œil aux aguets, les oreilles dressées à l’écoute des bruits ou des cris de bêtes dans les ténèbres alentour. Sur sa croupe sont sanglés à la hâte quelques vêtements, un panier sans doute de provisions et la tarière, indispensable outil permettant de perforer le bois pour le charpentier qu’était Joseph. Homme jeune et fort, les pieds nus fermement ancré sur la terre, protecteur résolu, attentif et vigilant, celui-ci marche à côté de l’âne qu’il dirige, guetteur infatigable de ce qui pourrait menacer la mère et l’enfant que Dieu lui a confiés. La force de l’homme qui protège, la tendresse de la femme qui console, comme pour tout être humain vulnérable dans son enfance, il fallait pour veiller sur la fragilité de l’Enfant Jésus la complémentarité et l’altérité des deux sexes de la nature humaine.
Un procédé technique pour traduire des sentiments
Le clair-obscur très dense qui baigne la scène lui confère une intensité dramatique particulière, propre à nous remettre en mémoire les circonstances tragiques qui ont suivi la naissance de l’Enfant-Dieu. En Galilée, Hérode fait massacrer tous les enfants mâles premiers-nés afin d’éradiquer la menace que pourrait constituer pour son trône la naissance du roi des Juifs annoncée par les Ecritures. La venue du Messie en ce monde a pour première conséquence politique le massacre des saints innocents ; c’est probablement ce que voulait nous rappeler Rembrandt dans cette méditation sur la Sainte Famille, chassée de chez elle par un pouvoir arbitraire qui, dans sa volonté de domination des hommes, prend bêtement Dieu pour un rival. En dépit de son jeune âge, Rembrandt possédait déjà l’art d’utiliser le procédé technique pour traduire et communiquer un sentiment, une idée, une vérité de situation ; ici le clair-obscur, très à la mode en ce XVIIè siècle naissant, permet d’exprimer la solitude des personnes déplacées, l’agression que représente pour elles le monde extérieur et l’insécurité qu’elles ressentent à la fois physiquement et moralement. Contraints à l’exil, Marie et Joseph sont ici visiblement seuls au monde, comme le couple originel, abandonnés à eux-mêmes au milieu des ténèbres d’un monde hostile qui les cerne. Très humaine cette sainte famille en fuite vers l’Egypte, partagée entre l’harassement du corps et l’inquiétude de l’âme et du cœur. Bouleversante d’humanité en même temps qu’irradiée par la marche vers Dieu qui l’entraîne et la pousse à relever tous les défis. Elle porte déjà en elle, entre les bras de la Vierge, Celui vers qui elle semble aller. Comme nous portons déjà en nous-mêmes, au milieu des ténèbres de nos vies et l’hostilité d’un monde de plus en plus vidé de Dieu, la présence vivifiante de Celui à qui nous osons tant de fois reprocher de nous avoir abandonnés.
Source ICHTUS