De l’importance du recensement dans le récit de la nativité

De l’importance du recensement dans le récit de la nativité

De l’importance du recensement

 

« En ces jours-là parut un édit de César Auguste ordonnant le recensement de toute la terre. Ce recensement, le premier, eut lieu pendant que Quirinius était gouverneur de Syrie. Et tous allaient se faire recenser chacun dans sa ville » (Lc 2, 1-3).  Chromace, évêque d’Aquilée depuis 388, commence par cette citation son sermon Sur la naissance du Seigneur (Sermon 32). Se fondant sur les évangiles (Matthieu et Luc), les historiens s’accordent pour dater la naissance de Jésus sous le règne d’Hérode le Grand vers 6 avant notre ère. Qu’en est-il de ce recensement sous le règne d’Auguste ?

« Si nous considérons tout cela au sens spirituel, nous y découvrons d’importants mystères » énonce Chromace. Déjà Origène, dans une homélie prononcée à Césarée de Palestine en 233-234 (connue par la seule traduction latine de Jérôme), à la question : « On dira peut-être à l’évangéliste : mais à quoi sert ce récit ? » répond : « Pour qui y regarde de plus près, ces événements sont le signe d’un mystère » (Hom. XI, 6). Quel est leur sens ?

La naissance de Jésus au temps d’Auguste

Chromace explique : « Il ne convenait pas qu’il (le recensement)) eût lieu sous un autre empereur que celui qui prit le premier le nom d’Auguste parce que le véritable et éternel Auguste était celui qui naquit d’une vierge ». Le nom d’Auguste (dérivé d’augus : le plein de force sacrée) était devenu le titre impérial doté d’une dimension d’universalité. Mais Chromace poursuit : « Ce César Auguste n’était qu’un homme, alors que l’autre est Dieu : l’un était l’empereur de la terre, l’autre l’empereur du ciel : l’un le roi des hommes, l’autre le roi des anges ». Ce parallélisme se trouve déjà dans le commentaire d’Ambroise sur l’évangile de Luc (In Luc. II, 37).

L’un et l’autre parlent vers la fin du IVe siècle ; or depuis la conversion de Constantin (313), la réflexion sur la place de l’Empire romain dans l’économie du salut fondait une véritable théologie de l’histoire. Eusèbe de Césarée expliquait que l’unité de l’Empire et la paix établies par Auguste étaient providentielles : « Lorsque la connaissance d’un seul Dieu fut transmise à tous les peuples par l’enseignement de notre Rédempteur, il exista également un seul roi sur toute l’étendue de l’Empire des Romains. Une paix profonde embrassa la monarchie. Dès lors l’Empire romain et l’Église furent deux fleurs du bien, écloses comme sur un signe de Dieu » (Théophanie III, 1). L’Empire est considéré comme la terre entière à évangéliser, la population de l’Empire comme la totalité du genre humain. Aussi Chromace explique-t-il que le recensement devait se faire « à la naissance de Celui par lequel devait être recensé le genre humain en vue du salut ».

Ambroise montre que cela il était nécessaire. Vu le double sens du verbe profiteri : se déclarer au recensement (census) et professer sa foi, et, y voyant « un mystère divin », il explique : « Sous cette déclaration temporelle, c’est une spirituelle qui s’accomplit et qui se doit faire au roi non de la terre, mais du ciel : c’est la profession de la foi (professio), le cens (census) des âmes » (In Luc.II, 36). La déclaration à l’empereur vaut déclaration à Dieu : « Par une figure spirituelle le peuple s’enrôlait déjà pour le Christ ».

Et Jean Chrysostome, dans l’Homélie sur la fête de la Nativité, à Antioche le 25 décembre 386, déclare : « Auguste a publié son édit parce que Dieu lui en a inspiré le projet […] car Dieu se sert également des fidèles et des infidèles pour l’exécution de ses desseins ». Le recensement était inscrit dans le plan divin.

 

Inscription du Christ dans le recensement : garantie de son humanité et économie du salut

Déjà Origène avait expliqué : « Il a fallu que le Christ aussi fut recensé dans le dénombrement de l’univers, parce qu’il voulait être inscrit avec tous pour sanctifier tous les hommes […] Il voulait … recenser tous les hommes avec lui sur le “livre des vivants” (Apoc.20, 15) et tous ceux qui auront cru en lui les “inscrire dans les cieux” (Lc 10, 20) ». Que Jésus ait été recensé avec tous les hommes manifeste son humanité ; en lui, s’opère l’unité du genre humain par ce recensement universel dont il est partie prenante. Son sens allégorique relève de la théologie de l’Incarnation en vue de la Rédemption universelle.

A Marcion qui contestait l’humanité du Christ, doutant qu’il fut réellement né, Tertullien (vers 200) opposait « le recensement d’Auguste, ce témoin le plus authentique de la naissance du Seigneur, conservé dans les archives romaines […] C’est un fait établi qu’alors en Judée, sous Auguste, un recensement a été conduit par Sentius Saturninus » (Contre Marcion, IV, 7,7). Tertullien est le seul à mentionner ce personnage qui après a été consul, puis proconsul en Afrique, et légat en Syrie de 9 à 6 avant notre ère, alors que Luc (Lc 2, 1), suivi par tous les commentateurs, fait état d’un recensement sous Quirinius, gouverneur de Syrie bien plus tard ; il procéda à un recensement local, mais en 6 de notre ère.

Or le nom du gouverneur constitue un repère car : « Il est bien qu’on ait ajouté le nom du gouverneur pour marquer la suite des temps » dit Ambroise ; de fait ce nom permet d’inscrire la naissance du Christ dans le temps de l’histoire des hommes. 

Mais saint Léon (pape de 440 à 445) l’inscrit aussi dans le temps de Dieu avec son peuple, dans le temps du salut : « La naissance inouïe du Fils de Dieu selon la chair a eu lieu lorsque fut accomplie la plénitude des temps fixés par les décrets impénétrables de la Sagesse divine » (Sermon 1). « Au temps prévu pour la rédemption des hommes, Jésus-Christ Fils de Dieu prend contact avec la bassesse de ce monde ; il descend du ciel sans quitter la gloire de son Père […] par une naissance inouïe » (Sermon 2). Le Verbe coéternel à son Père « a daigné […], Dieu né de Dieu, se faire aussi homme né d’un être humain […], égal en tout à son Père, coéternel avec lui et par lui dans une seule essence, il s’est uni à une nature humaine […] il a daigné être l’un des mortels » (Sermon 4). L’Incarnation, source de la Rédemption, a eu lieu en un jour du temps « jour choisi entre tous les jours qui s’écoulèrent à jamais » (ibid.).

Théophanie, Nativité, Incarnation en vue de la Rédemption : « En peu de mots saint Luc a exposé comment et en quel temps et en quel lieu le Christ est né selon la chair. Mais si vous vous enquérez de sa génération céleste, lisez l’Évangile de saint Jean » conseille Ambroise (In Luc.II, 40). Ce que la liturgie de Noël permet de faire de la messe de la Nuit à la messe du Jour.

Françoise Thelamon, professeur d’histoire de l’antiquité, spécialiste du christianisme antique

 

 

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