De Christophe Geffroy dans la Nef de septembre 2018 :
Si le pape François conserve une forte popularité dans les médias et l’opinion publique, il faut reconnaître qu’il fait moins l’unanimité au sein même de l’Église. Au point que Mgr Fisichella, président du Conseil pontifical pour la nouvelle évangélisation, est intervenu cet été pour reprocher à ceux qui critiquent le pape, notamment en ce qu’il s’éloignerait de la doctrine de Veritatis splendor, de n’avoir pas « le désir d’une découverte de la vérité » ni d’être fidèles « à la tradition de l’Église » (1).
Pourquoi le nier ? François, qui a ses traits de lumière (comme sa magnifique Lettre au peuple de Dieu), met aussi parfois mal à l’aise. Avec Jean-Paul II et Benoît XVI, nous avions une telle proximité doctrinale, spirituelle et humaine, qu’aucune question majeure ne s’était jamais posée à leur égard. Il y a certainement eu des divergences ici ou là, mais cantonnées à des aspects contingents de leur ministère, si bien que l’on pouvait recevoir leur enseignement en toute confiance, l’esprit critique n’ayant aucune prise pour se manifester. J’admets que l’on puisse taxer cette attitude d’une certaine « papolâtrie », mais en fait elle ne l’était pas : elle ne faisait qu’exprimer la réalité d’une rare connivence. Avec François, de notre point de vue, nous revenons à une situation plus « ordinaire » où la réalité nous rappelle que toute parole du pape n’est pas en soi l’émanation de l’Esprit Saint, et qu’elle n’est donc pas incritiquable.
L’obéissance dans l’Église
En effet, l’Église n’est pas une caserne et l’obéissance n’y est pas celle, inconditionnelle, qui prévaut dans une armée. L’Évangile forme des personnes libres qui, si elles ont le devoir de former leur intelligence et leur conscience, n’ont pas à être enrégimentées ni à se tenir au garde à vous. Si un problème sérieux se pose en conscience à l’égard d’un supérieur ou d’un enseignement, il est légitime de le faire connaître (cf. Can. 212 § 3). Mais pas n’importe comment ni à n’importe qui, la principale condition étant de ne jamais remettre en cause l’unité de l’Église ni le principe de l’autorité et le respect qui lui est dû.
Face à des problèmes doctrinaux (dogme, morale) engageant le Magistère, comme les objections soulevées sur l’exhortation Amoris laetitia, il est juste et même nécessaire d’expliquer son incompréhension, mais on ne peut alors procéder que par questions en demandant à l’autorité compétente un éclaircissement, et non accuser le pape d’hérésie par voie de presse comme cela s’est malheureusement vu. Quand le pape émet un conseil ou un avis plus qu’un enseignement magistériel sur des sujets contingents (les questions qui n’engagent pas le salut, « politiques » le plus souvent), une réelle liberté d’appréciation est laissée aux fidèles, qui doivent néanmoins le recevoir avec respect et bienveillance
Le cas de la Fraternité Saint-Pie X
Je pensais à cela cet été après l’élection du nouveau Supérieur général de la Fraternité Saint-Pie X, l’abbé Davide Pagliarani, sur lequel la presse s’est immédiatement interrogée : est-il ou non favorable à un accord avec Rome ? Au fond, pourquoi rechercherait-il un accord quand François, hormis la reconnaissance canonique, a déjà accordé l’essentiel : validation permanente des confessions et des mariages ?
Cet accord, pourtant, me semble souhaitable tant le temps joue en faveur d’un enlisement dans une situation de plus en plus assumée d’autarcie ecclésiale. Revendiquer, comme le fait la Fraternité Saint-Pie X, une fidélité sans faille à la Tradition tout en ne cessant de critiquer sévèrement le pape et le Magistère, qui seraient fautifs depuis Vatican II, a fini par refermer ses membres sur eux-mêmes et dans leur système de pensée, au point qu’ils ne parviennent pas à prendre en compte les réponses de Rome ou des théologiens à leurs principales objections.
Au reste, comment peut-on vraiment croire que la situation de l’Église serait aujourd’hui meilleure sans l’aggiornamento du concile Vatican II ? Certes, il y a bien eu un esprit de rupture qui s’est manifesté alors, responsable de lourds dégâts dont nous payons encore le prix, mais il est évident que l’Église avait un besoin indispensable de réformes, y compris dans la liturgie, comme le pape Benoît XVI l’a clairement expliqué (3). Et, assurément, la situation serait pire aujourd’hui si l’Église ne les avait pas entreprises.
Dans cette affaire, Rome a une responsabilité rarement évoquée : elle ne s’est jamais vraiment intéressée à la question traditionaliste, jugée sans doute trop délicate en raison de la rébellion originelle de Mgr Lefebvre. Elle l’a gérée à vue, sans vision d’ensemble à long terme. Elle aurait pu, ainsi qu’elle l’a fait avec le Renouveau charismatique par exemple, voir la richesse de la mouvance traditionaliste et l’accueillir plus favorablement comme une chance pour l’Église. Ce faisant, elle aurait été en mesure de la diriger et de l’orienter progressivement : en lui faisant perdre, non pas son goût de la « résistance » qui est nécessaire en nos temps troublés, mais un état d’esprit trop éloigné du sensus ecclesiae et de la juste obéissance qu’il engendre…
Christophe Geffroy
(1) Interview rapportée par l’agence Zenit, le 10 août 2018.
(2) À propos des différents degrés d’autorité du Magistère, je renvoie à l’Instruction Donum Veritatis « Sur la vocation ecclésiale du théologien » publiée en 1990 par la Congrégation pour la Doctrine de la foi.
(3) Discours à la Curie romaine du 22 décembre 2005.
PS : ce texte a été écrit avant la publication de la lettre de Mgr Vigano sur les abus sexuels dans l’Eglise.