Les différences entre la formation reçue par le futur Benoît XVI et la formation reçue par le futur pape François sont connues ou, en tout cas, connaissables, et les différences entre ce qu’il y a de spécifique aux principales sources d’inspiration de Benoît XVI et ce qu’il y a de spécifique aux principales sources d’inspiration du pape François sont identifiables ou reconnaissables, alors pourquoi le “Lettergate”, et pourquoi certains tentent-ils d’imposer une interprétation d’après laquelle il y aurait avant tout, voire seulement, de la continuité intellectuelle, entre ces deux futurs papes ?
En ce qui concerne les années de formation en philosophie puis en théologie, qui relèvent de l’enseignement supérieur, le futur Benoît XVI a été formé en Allemagne sous Pie XII, donc avant l’élection de Jean XXIII puis l’annonce du Concile, et le futur pape François a été formé en Argentine sous Paul VI, donc après l’ouverture de Vatican II, puis le décès de Jean XXIII : à qui donc fera-t-on croire que l’un et l’autre ont reçu la même formation, avec les mêmes fondements et le même contenu, notamment en philosophie transcendantale et en théologie fondamentale, alors que, au sein de l’Eglise catholique, la conception de la philosophie moderne et de la théologie catholique, ainsi que la relation à la philosophie moderne et à la théologie catholique, ont complètement changé, entre la mort de Pie XII et l’élection de Paul VI, même si, bien sûr, ce changement a pris quelques années ?
Pour le dire rapidement, Pie XII a essayé de résister, jusqu’à la fin de son pontificat, d’une part aux conséquences de la rupture épistémologique qui est apparue, en théologie catholique, dès les années 1930 (Congar, Rahner, Balthasar, de Lubac), d’autre part à toute perspective ou tentative de conciliation entre la théologie catholique et la philosophie moderne, alors que, à compter du début du pontificat de Jean XXIII, et plus encore à partir du début de celui de Paul VI, il est de moins en moins question, dans l’ensemble de l’Eglise, de résister aux conséquences de cette rupture épistémologique, et de résister aux tendances ou aux tentations propices à une conciliation entre la théologie catholique et la philosophie moderne.
Le futur Benoît XVI a été formé en amont, et le futur pape François a été formé en aval d’une mutation (notamment anti-thomiste ou post-thomiste) qui est peut-être sans précédent, dans toute l’histoire de l’Eglise, et certains voudraient nous faire croire qu’il y a davantage de continuité que de discontinuité, d’une part entre la formation reçue par l’un et celle reçue par l’autre, d’autre part entre les principales sources d’inspiration spécifiques à la pensée de Joseph Ratzinger / Benoît XVI, et les principales sources d’inspiration spécifiques à la vision de Jorge Bergoglio / pape François ?
Le futur Benoît XVI n’a jamais caché que sa sensibilité intellectuelle était plus augustinienne que thomiste, n’a jamais caché tout ce qu’il doit, notamment, à Newman et à Guardini, n’a jamais dit non à ce qu’il y a de meilleur dans les conséquences de la rupture épistémologique des années 1930, et n’a jamais dit oui à ce qu’il y a de pire dans les conséquences de la rupture épistémologique des années 1970 (chez Hans Kung et consorts).
Le futur pape François n’a jamais caché que sa sensibilité intellectuelle était plus philo-postmoderne qu’anti-postmoderne, n’a jamais caché qu’il n’était pas contre la philosophie de la libération ni contre la théologie du peuple, et a déjà cité plusieur fois, d’une manière positive, Michel de Certeau ; cela ne fait certainement pas de lui une personnalité assimilable à un continuateur, “en plénitude”, de Joseph Ratzinger / Benoît XVI.
Ce qui figure ci-dessus est connu, peut et doit donner lieu à une analyse informative, dans l’objectivité la plus grande possible, d’autant plus que ce n’est pas avant tout ni seulement parce qu’il n’y a pas une “continuité organique” entre la formation, l’inspiration, la pensée de Benoît XVI, et la formation, l’inspiration, la vision du pape François, que le “concept stratégique” et le déroulement réel du pontificat actuel constituent une source d’interrogations, ou contribuent à des interrogations, y compris de la part de catholiques qui ont approuvé “ce que veut François” jusqu’à fin 2016.
Le pape François veut-il exactement ou, en tout cas, globalement, la même chose, que Benoît XVI ? Les différences entre eux deux sont-elles seulement seulement “stylistiques” et “thématiques”, ou ces différences ne sont-elles pas avant tout fondamentales, sinon théologales ?
Le futur pape Benoît XVI aurait pu contribuer à l’accompagnement de l’élaboration de Veritatis splendor, d’Evangelium vitae, de Fides et ratio, d’Ecclesia de Eucharistia, de Dominus Iesus, du Compendium du Catéchisme, et cela tombe bien puisqu’il l’a fait, mais ceux qui se disent et se veulent “les amis de François” ne cachent pas leur refus de ces textes, et sont bien plus rarement que fréquemment recadrés par le pape François.
Benoît XVI aurait pu écrire Lumen Fidei, et cela tombe bien, puisque c’est lui qu’il l’a écrite, mais aurait-il pu écrire le chapitre IV d’Evangelii gaudium et le chapitre VIII d’Amoris laetitia tels qu’ils ont été écrits par son successeur, le pape François ? La réponse ne saute-t-elle pas aux yeux ?
Ne sommes-nous pas témoins, une fois de plus, du fait qu’il y a deux lignes de pensée qui ont hérité du Concile : la ligne de pensée continuiste ou réformatrice, partisane du renouveau dans la continuité, et la ligne de pensée rupturiste ou transformatrice, partisane du renouveau dans la transformation ? En quoi le fait de poser cette question constitue-t-il un crime de lèse-majesté pontificale opposé au véritable esprit de l’Evangile ?
Alors pourquoi le “Lettergate”, et pourquoi donc certains tentent-ils d’imposer une interprétation d’après laquelle il y aurait avant tout, voire seulement, de la continuité intellectuelle, entre Joseph Ratzinger / Benoît XVI et Jorge Bergoglio / pape François ?
Bonne journée.
Un lecteur.