de l’abbé Jean-Raphaël Dubrule, des Missionnaires de la Miséricorde Divine :
L’affirmation que le Dieu des chrétiens est le même que celui des musulmans est extrêmement répandue. Cette formulation est pourtant très équivoque et sert souvent à un relativisme qui affirme que toutes les religions se valent. Quelques éléments pour clarifier cette question.
Il est courant d’entendre, de la part de chrétiens souvent peu formés et aussi de musulmans qui tiennent à favoriser les liens amicaux avec les autres religions, que les trois religions monothéistes croient dans le même Dieu. A l’appui de cette affirmation, de rapides raisonnements sont avancés. D’abord, si chaque religion croit en un Dieu qui est unique, il s’agit forcément du même Dieu. Ensuite, on retrouve dans chacune de ces trois religions des points communs, comme le péché originel, le Dieu miséricordieux, ainsi que de nombreux personnages communs, tels qu’Adam, Noé, Abraham, Lot, Isaac, Ismaël, Jacob, Moïse, David, Salomon, Elie, Zacharie, Jean-Baptiste, Marie et Jésus. Ces arguments suffisent généralement à nos contemporains pour affirmer que les trois religions ont le même Dieu.
Un vocabulaire équivoque
Une telle affirmation fait cependant réagir tout chrétien qui a quelque peu cherché à approfondir sa foi. S’il y a quelques points communs entre l’islam et le christianisme, combien y a-t-il de divergences ? Affirmer que l’on prie le même Dieu que les musulmans va à l’encontre du dogme de l’unicité de la Révélation divine, qui affirme que Dieu a parlé par l’Ecriture et la Tradition, et non par les textes des autres religions. Comment parler de manière juste de ce point commun aux trois religions monothéistes, à savoir la foi en un Dieu unique, et en même temps de grandes divergences ?
Pour cela, il est nécessaire d’approfondir le sens du terme « même » dans l’expression « même Dieu ». Il peut vouloir dire deux choses. D’abord, il peut signifier l’unicité. Dans ce sens, on dit que des frères et sœurs ont les mêmes parents ou que deux personnes regardent dans la même direction. Mais cela peut aussi signifier l’identité. Dans ce sens, on dit que deux personnes ont reçu la même éducation ou que l’on a les mêmes chaussures que son ami.
Appliqué à notre question, on peut dire dans le premier sens – unique – que les chrétiens et les musulmans ont le même Dieu, dans le sens que nous croyons tous en un Dieu unique numériquement. Mais dans le second sens – identique – il est absolument impossible de dire que nous croyons au même Dieu que les musulmans. Il suffit de demander à un musulman s’il croit que Dieu est Trinité, qu’il est en lui-même une relation d’amour de trois personnes distinctes mais possédant la même nature. Il suffit de demander à un musulman s’il croit que Dieu est tellement amoureux de l’homme qu’il a envoyé l’un des Trois, son Fils, pour assumer la nature humaine et racheter l’homme du péché.
Comment répondre ?
Le Catéchisme de l’Eglise Catholique reprend sur ce point l’enseignement du concile Vatican II, qui a voulu aller le plus loin possible dans une présentation positive des autres religions. Il affirme que « le dessein de salut enveloppe également ceux qui reconnaissent le Créateur, en tout premier lieu les musulmans qui professent la foi d’Abraham, adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, juge des hommes au dernier jour ». (1) C’est à cette formulation qu’il faut, nous semble-t-il, nous en tenir. Plutôt que de dire que les chrétiens et les musulmans croient dans le même Dieu, il faut préférer la formulation suivante : les musulmans, comme les chrétiens, croient en un Dieu unique, créateur et rémunérateur. On affirme ainsi l’unicité du Dieu auquel nous croyons sans tomber dans le relativisme qui affirme que les deux visions de Dieu sont les mêmes.
Une bonne image permet d’illustrer cela. Deux personnes regardent au loin le même objet et ont pour cela chacun une paire de jumelles différentes. Le premier possède des jumelles de haute précision, en parfait état de marche, qui lui permettent de grossir cent fois l’objectif. Le second en possède une paire vieille et déréglée qui ne grossit que cinq fois et dont les lentilles sont opaques. On pourra dire qu’ils voient un unique objet, mais qu’ils ne voient pas la même chose. L’un voit parfaitement l’objet, l’autre le voit de manière déformée. Ils voient le même objet dans le premier sens du mot « même », mais pas dans le second sens. Il en va de même pour la foi en Dieu chez un chrétien et chez un musulman. A travers la Bible, tout ce que le chrétien dit sur Dieu est vrai. A travers le Coran, la vision que le musulman se fait est partiellement vraie, mais mêlée à de nombreuses erreurs.
Un tronc commun entre Bible et Coran ?
Il reste à répondre au deuxième argument avancé pour affirmer que les musulmans et les chrétiens ont le même Dieu, à savoir les points communs aux deux révélations. En effet, entend-on souvent, les chrétiens ont en commun avec les musulmans un même ancêtre en la personne d’Abraham, figure que l’on retrouve dans la Bible et le Coran. Un auteur chrétien comme H. Sanson peut affirmer : « Nous sommes non seulement des croyants de Dieu, mais des croyants de la même famille monothéiste à titre, si l’on veut, de cousins germains les uns à l’égard des autres ». (2) Pourtant, il ne s’agit pas là encore du même personnage. Nous avons relevé la doctrine du Catéchisme de l’Eglise Catholique, qui dit bien des musulmans qu’ils « déclarent professer la foi d’Abraham ». La première version du Catéchisme, en 1992, disait que les musulmans professent la foi d’Abraham, ce qui a été corrigé dans la deuxième et définitive version, soulignant bien que le lien que les musulmans disent avoir avec Abraham est différent de celui des chrétiens et les Juifs.
Les musulmans disent en effet accepter la Bible et l’Evangile, qui étaient des préparations au Coran. Mais quand ils parlent de la Bible et de l’Evangile, ils ne font pas référence à l’Ancien-Testament et aux Evangiles du Nouveau Testament. Il s’agit pour eux de livres donnés par Dieu et que les Juifs et les Chrétiens ont pervertis. Si l’Islam était vraiment biblique, il y aurait véritablement un tronc commun, comme il y a le tronc commun de l’Ancien Testament entre le christianisme et le judaïsme. Mais l’islam récuse la Bible comme falsifiée, et pour lui, le vrai message biblique et évangélique est celui dont parle le Coran. Ainsi, le Coran parle bien de la vraie histoire d’Abraham et affirme, par exemple, qu’il est passé à la Mecque où il a reçu du ciel un livre.
On voit donc qu’il faut aller derrière les simples noms. Ce n’est pas parce qu’il y a des noms (Abraham, Jésus, Marie…) communs entre la Bible et le Coran qu’il s’agit de personnes identiques. Ce n’est pas parce qu’il y a des concepts communs (Dieu miséricordieux, enfer, péché originel…) entre les deux religions qu’il s’agit de concepts identiques.
Il est donc nécessaire, pour éviter toute équivoque qui dénature forcément le dialogue entre chrétiens et musulmans, de s’en tenir à une formulation précise, à savoir celle que nous donne l’Eglise dans le Catéchisme. Nous pouvons affirmer que les musulmans croient comme les chrétiens en un Dieu unique, créateur, qui récompense les bons et punit les mauvais. Mais il faut éviter absolument de dire que nous avons le même Dieu et que nous avons les mêmes figures révélées. Dissoudre ces différences au nom d’un prétendu dialogue est non seulement contraire à la foi chrétienne, mais c’est aussi un manque de respect des musulmans, en voulant leur faire dire ce que leur foi ne dit pas (3)
(1) Catéchisme de l’Eglise Catholique, n° 841
(2) H. Sanson, L’Islam au miroir du christianisme, Ed. Fidélité/Salvador, Paris, 2001, p. 108.
(3) Pour aller plus loin sur cette question, nous recommandons deux ouvrages du père François Jourdan : Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans. Des repères pour comprendre, Ed. de l’œuvre, Paris, 2011 et La Bible face au Coran, L’œuvre, Paris, 2011.