La question de la démographie est bien délicate dans le contexte chrétien. Surtout aujourd’hui. Il y a même un dilemme catholique entre l’idée coutumière de la liberté de la famille et l’idée générale de limite, qui revient en force. Le fait est tout simple et largement arithmétique : si la liberté de la famille inclut la libre détermination du nombre d’enfants qu’elle engendre, et que de fait ces familles optaient pour un nombre dépassant le seuil de renouvellement, la population croîtrait indéfiniment. Et se poserait alors un problème de limite. En un sens Malthus l’avait vu, mais il considérait que la limite serait celle de la nourriture. L’expérience l’a démenti – au moins pour l’heure. Mais de nouvelles limites apparaissent. La pollution, l’empreinte humaine sur notre écologie. On peut en débattre. Mais il y a à coup sûr au moins une limite ultime, l’espace physique. Si en effet la population humaine croissait indéfiniment, mettons jusqu’à des dizaines ou centaines de milliards d’hommes, la Terre serait invivable. Même si on arrivait à nourrir tout ce beau monde. Cas extrême dira-t-on : oui, mais qui prouve quelque chose ; qu’il faut s’arrêter à quelque part. Dit autrement, au moins dans un cas il peut y avoir un moment où on ne pourrait pas laisser les gens proliférer à leur guise s’ils en avaient envie…
La grande encyclique des limites, Laudato Si, qui développe avec force cette notion à propos de l’écologie, élude tranquillement la question. Elle réaffirme les principes catholiques sur la famille et nie toute contradiction entre les deux positions. La rareté y est expliquée exclusivement par l’absence de solidarité. C’est ce que nous dit le N° 50 : « au lieu de résoudre les problèmes des pauvres et de penser à un monde différent, certains se contentent seulement de proposer une réduction de la natalité…Mais ‘s’il est vrai que la répartition inégale de la population et des ressources disponibles crée des obstacles au développement et à l’utilisation durable de l’environnement, il faut reconnaître que la croissance démographique est pleinement compatible avec un développement intégral et solidaire’. Accuser l’augmentation de la population et non le consumérisme extrême et sélectif de certains est une façon de ne pas affronter les problèmes… En outre, nous savons qu’on gaspille approximativement un tiers des aliments qui sont produits, et ‘que lorsque l’on jette de la nourriture, c’est comme si l’on volait la nourriture à la table du pauvre’. » Pas faux en soi. Mais cela ne traite pas le problème ultime.
En revanche pour la plupart des écologistes, pour une fois d’accord avec les économistes, une des premières conclusions qui se tire de l’idée de la rareté des ressources naturelles est la nécessité de limiter sévèrement la croissance démographique de l’humanité. Non sans une certaine cohérence. Alors, le malthusianisme peut-il être baptisé ? Ou est-ce une simple question de juste usage des ressources et de solidarité ? L’encyclique ne répond pas à la question. Pas plus que la revue Limites qui dans son numéro 1 titrait « décroissez et multipliez-vous ! » mais sans nous dire comment concilier ces deux objectifs, sauf à nouveau par la réduction du gaspillage et par le partage. Or ni l’un ni l’autre ne répondent à la question irréductible des limites physiques. Accuser les méchants libéraux ne suffit pas.
Car à nouveau, au moins en principe c’est une vraie question. Bien sûr en pratique ce qu’on constate dans la plupart des pays hors Afrique, c’est la baisse de la natalité (ce qu’on appelle transition démographique). Un phénomène puissant et même inquiétant car si on prolongeait la tendance indéfiniment, cette fois le risque serait la disparition de l’humanité et non la surpopulation. Ou alors une marée africaine. Et donc les familles chrétiennes dans nos pays ont parfaitement raison de faire beaucoup d’enfants. Mais la question théorique subsiste. Nous ne voulons ni de la prolifération absolue, ni bien sûr de l’extinction. Il nous faut donc une certaine modération, variable selon la situation prévalant dans la société où on se trouve. Ce qui veut dire que si la prolifération menace, un autocontrôle s’impose ; et si c’est l’extinction qui s’annonce, un encouragement aux naissances. Ce qui veut dire qu’au moins dans ces cas les familles n’ont pas à se déterminer sans aucune forme de regard pour la situation ambiante. Tout en gardant la discipline des méthodes naturelles. On n’a pas fini de creuser la question des limites.
Pierre de Lauzun