La charia est-elle compatible avec les droits de l’homme ? C’est une question concrète qui se pose de plus en plus en Europe, particulièrement pour les femmes, et à laquelle l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) a décidé de chercher à répondre.
En effet, au sein de la grande Europe, il est des territoires où la charia (ou « loi islamique ») est appliquée. Cela pose un problème au regard des droits de l’homme dans la mesure où ces États sont parties à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et en même temps appliquent ou respectent une justice islamique contraire à la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) et la CEDH.
Trois pays au sein du Conseil de l’Europe ont ratifié à la fois la Convention européenne des droits de l’homme et la Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en islam, qui est une déclaration des droits de l’homme compatible avec la charia. Il s’agit de l’Albanie, de l’Azerbaïdjan et de la Turquie. Il faut ajouter que la Fédération de Russie et la Bosnie-Herzégovine n’ont pas signé la Déclaration du Caire mais sont membres observateurs de l’Organisation de la Conférence Islamique et également signataires de la CEDH.
Cette Déclaration du Caire du 5 août 1990 stipule notamment que « l’islam est la religion naturelle de l’homme ». Elle ne contient pas de droit à la liberté de croyance, ne confirme pas l’égalité en droit de tous les hommes sans égard pour leur religion, et enfin l’article 25 stipule que « [l]a Loi islamique est la seule source de référence pour interpréter ou clarifier tout article de cette déclaration. »
Certains principes énoncés dans la loi islamique contreviennent aux principes ayant qualité de droits de l’homme, au premier rang desquels la liberté religieuse. Selon la charia, un musulman n’a pas le droit de quitter sa religion pour une autre ou pour l’athéisme. Il s’agit d’un acte d’apostasie qui engendre sa mort civile (ouverture de sa succession) et qui mérite la peine de mort.
La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a eu l’occasion de donner un élément de réponse à cette question de compatibilité en 2003 : Celle-ci « partage l’analyse effectuée par la chambre quant à l’incompatibilité de la charia avec les principes fondamentaux de la démocratie, tels qu’ils résultent de la Convention »[1].
Saisie par plusieurs de ses membres, l’APCE établira dans les prochains mois un rapport sur ces incompatibilités, déterminera sur quels territoires de pays membres du Conseil de l’Europe la charia est appliquée et quelles conséquences il faudra en tirer.
Mme Meritxell Mateu (ALDE, Andorre) était rapporteur avant de quitter l’APCE et a rédigé une note préliminaire dans le cadre de cette procédure de rapport. Cette note définit la charia de la manière suivante :
La charia se comprend comme « la voie à suivre », c’est-à-dire la « législation » à suivre par tout Musulman. Elle classe les actions humaines en cinq catégories : ce qui est obligatoire, ce qui est recommandé, ce qui est indifférent, ce qui est blâmable, ce qui est interdit ; et se décline de deux manières : la loi (al hukum) qui vise à organiser la société et répondre aux situations courantes ; et la fatwa, norme destinée à régir une situation exceptionnelle. La charia a donc vocation par essence à être le droit positif opposable aux musulmans. Ainsi, la charia peut se définir comme « la Loi sacrée de l’Islam » c’est-à-dire « un ensemble de devoirs religieux, la totalité des commandements d’Allah qui règlent la vie de chaque musulman sous tous ses aspects »[2].
Outre les différents instruments internationaux rédigés et ratifiés par des pays musulmans, la Rapporteur a dégagé les pays membres du Conseil de l’Europe dans lesquels la charia est appliquée, plus ou moins dans la légalité : en Grèce, au Royaume-Uni, en Russie et en Turquie.
La Thrace occidentale en Grèce
En vertu du traité de Lausanne du 24 juillet 1923, l’État grec reconnaît l’existence d’une seule minorité sur le territoire grec, à savoir la minorité « musulmane » de Thrace occidentale au Nord-Est de la Grèce. Le droit grec a reconnu aux citoyens grecs musulmans résidant en Thrace occidentale la possibilité de recourir à la charia, en tant que système judiciaire parallèle en matière de droit privé. La loi attribue au mufti des compétences juridictionnelles pour statuer sur les litiges entre musulmans en matière successorale (loi n° 2345/1920). Cinq muftis cohabitent en Thrace depuis 1990 : trois officiellement nommés par l’État grec et deux élus par une minorité et non reconnus par les autorités grecques. En principe, tout citoyen grec musulman a la possibilité de choisir librement entre un mufti et le juge grec. La Cour suprême grecque a reconnu que la succession des Grecs musulmans concernant les biens exempts de dettes est strictement réglée par la « sainte loi musulmane » et jamais par le Code civil grec. Des muftis ont autorisé plusieurs mariages musulmans conclus par procuration, sans le consentement exprès des femmes, mêmes mineures. La loi 1920/1991 étend les compétences juridictionnelles des muftis aux pensions alimentaires, aux tutelles et curatelles ainsi qu’aux émancipations de mineurs.
Le Royaume-Uni
Le « Islamic Sharia Council » est un tribunal arbitral indépendant basé à Londres rendant des décisions de droit privé, notamment des divorces islamiques. Ces prononcés de divorces islamiques peuvent s’inclure dans une procédure civile depuis l’adoption d’une loi sur le divorce en 2002. Il y aurait dans le pays une trentaine de tribunaux islamiques, affiliés à différentes mosquées locales.
La Fédération de Russie
En Russie, pays observateur de l’OCI depuis 2005, il y a environ 20 millions de musulmans vivant principalement dans le Nord du Caucase, en Tchétchénie, Ingouchie, Daghestan et Tatarstan. Dans ces deux premières régions, les affaires de propriété et de famille sont généralement jugées selon la charia. Dans ce cadre il est possible que les femmes soient victimes de mariages précoces, que soient pratiqués des enlèvements de femmes et de filles aux fins de mariages forcés, des crimes d’honneur, des mutilations génitales féminines et la polygamie, ceci en dépit de la loi fédérale russe.
Au sein de la République tchétchène, l’intervention des autorités étatiques dans la vie sociale et la vie privée des citoyens perdure avec l’imposition des valeurs islamiques par voie administrative. Ainsi les leaders de la République tchétchène soutiennent l’incorporation des enseignements religieux dans les programmes scolaires, imposent aux femmes l’obligation de se vêtir suivant les règles de l’islam, et tolèrent des agressions violentes contre celles dont la tenue est jugée indécente. De telles mesures sont manifestement contraires aux droits garantis par la Constitution de la Fédération de Russie et par l’article 11 de la Constitution de la République tchétchène.
La Turquie
La laïcité, héritée d’Atatürk, est un principe constitutionnel suprême en Turquie, mais qui subit depuis quelques années beaucoup d’atteintes. Membre fondateur de l’OCI, la Turquie impose désormais les cours de religion musulmane à l’école, même aux minorités religieuses turques. La loi prohibant le port du voile dans les services publics, écoles et universités a été abrogée et son port se généralise. Le gouvernement de l’AKP développe publiquement un discours favorable à un islam conquérant, associant notamment la nationalité turque à l’appartenance à l’islam sunnite.
Au terme de cette note préliminaire, l’Albanie et l’Azerbaïdjan, qui ont signé la Déclaration du Caire ne semblent pas appliquer objectivement la charia sur tout ou partie de leurs territoires. Ce dernier pays a néanmoins adopté des lois très restrictives en matière de liberté religieuse en empêchant, par exemple, les prêtres étrangers de venir diriger des paroisses orthodoxes.
Ces cas d’ouvertures à une justice parallèle à celle de l’État posent plusieurs problèmes. Le premier est que l’acceptation de décisions de tribunaux parallèles est une acceptation du communautarisme. Cela remet en cause l’unité de la justice sur un territoire ainsi que l’égalité des hommes devant la loi, puisque selon la religion de ces derniers, le droit applicable ne serait pas le même. L’applicabilité de la CEDH dans les pays signataires est remise en cause ou à tout le moins restreinte dans certaines zones. Des zones de ‘‘droit différent’’ (parfois appelés zones de « non droit ») où l’État signataire aurait accepté plus ou moins officiellement que son droit fût dérogatoire.
Cela pose enfin la question de l’acceptabilité de certains principes ou valeurs. L’ancienne rapporteur de l’APCE expliquait dans sa note que la CEDH « constate une incompatibilité de la charia avec la Convention, mais il ne s’agit évidemment pas d’une incompatibilité absolue entre cette dernière et l’islam. »
Cette distinction entre la charia et l’islam pour considérer la première comme incompatible avec la CEDH à l’inverse de la seconde n’a rien d’évident. Au début de sa note, elle affirme précisément que « [l]a charia se comprend comme « la voie à suivre », c’est-à-dire la « législation » à suivre par tout musulman ». Si l’islam « assigne une législation » (sourate 5, verset 48) à tout musulman et que cette « voie à suivre » (id.) est la charia, alors la charia devient quelque chose de consubstantiel à l’islam : on ne peut pas être un bon musulman si l’on n’applique pas la charia. Il y aurait donc bien une incompatibilité entre la CEDH et l’islam, ce qui n’est pas surprenant puisque le besoin de créer des droits de l’homme en islam en témoigne.
[1] CEDH, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie, [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, 13 février 2003, § 123.
[2] Commission des questions juridiques et des droits de l’homme, Compatibilité de la charia avec la Convention européenne des droits de l’homme : des Etats parties à la Convention peuvent-ils être signataires de la « Déclaration du Caire » ? Note introductive, AS/JUR (2016) 28, 7 octobre 2016, § 6. Tous les passages suivants sont issus de cette note contenant toutes les sources, accessible ici.
Source ECLJ