Alors que le nouveau gouvernement, sous les allures modérées de certains de ses membres, semble plutôt décidé à renforcer la laïcité “à la française”, il nous a semblé opportun de reprendre cette synthèse de la pensée de Benoît XVI.
Quels enjeux la laïcité soulève-t-elle ?
Le pape Benoît XVI a une vive conscience des enjeux culturels, intellectuels et spirituels de la laïcité, qui lui semblent plus importants que ses enjeux institutionnels, législatifs et juridiques.
Il s’interroge sur la place de la foi chrétienne à l’intérieur des sociétés modernes, dans la mesure où ces sociétés sont imprégnées des catégories de pensée inspirées par la « philosophie des Lumières».
Quelle attitude les fidèles doivent-ils adopter par rapport à la philosophie des Lumières ?
Face à cette « philosophie des Lumières », Benoît XVI en appelle a un discernement intelligent : il s’agit de refuser une conception étroite de la Raison, qui exclurait Dieu de la société, et, en même temps, d’accueillir les enseignements de cette philosophie quand elle affirme les droits fondamentaux de tout être humain et la liberté constitutive de la foi.
« Il s’agit de l’attitude que la communauté des fidèles doit adopter face aux convictions et aux exigences qui s’affirment dans la philosophie des Lumières. D’une part, nous devons nous opposer à la dictature de la raison positiviste qui exclut Dieu de la vie de la communauté et de l’organisation publique, privant ainsi l’homme de ses critères spécifiques de mesure. D’autre part, il est nécessaire d’accueillir les véritables conquêtes de la philosophie des Lumières, les droits de l’homme et en particulier la liberté de la foi et de son exercice, en y reconnaissant des éléments essentiels également pour l’authenticité de la religion ». (Discours à la Curie Romaine, 22 décembre 2006 : Documentation catholique 2373, p.108.)
Il ne faut jamais perdre de vue cette double dimension du discernement souhaité :
– D’une part, la critique d’une conception totalitaire de la raison et de sa fermeture aux réalités religieuses.
– D’autre part, la reconnaissance des effets positifs de la pensée moderne, quand elle oblige les croyants à vivre authentiquement leur foi, en la comprenant eux-mêmes comme une source de liberté.
La foi et la raison sont-elles compatibles ?
Benoît XVI plaide pour un dialogue intelligent entre la raison et la foi, en insistant sur les exigences relativement nouvelles de ce dialogue : que la raison renonce à ses prétentions totalitaires et que la foi chrétienne reconnaisse les capacités de compréhension rationnelle qu’elle porte en elle !
Revenant sur la conférence qu’il avait prononcée, le 12 septembre 2006, à l’Université de Ratisbonne, et dont une phrase, exclue de son contexte, avait provoqué de grandes alarmes dans le monde musulman, Benoît XVI insiste sur l’urgence de ce dialogue entre la raison et la foi. Il se souvient de sa rencontre avec le philosophe Jürgen Habermas et rappelle que celui-ci « avait dit que nous aurions besoin de personnes capables de traduire les convictions codées de la foi chrétienne dans le langage du monde sécularisé pour les rendre à nouveau efficaces ». (Discours du 22 décembre 2006 : Discours à la Curie Romaine, 22 décembre 2006 : Documentation catholique 2373, p.107).
On peut penser que le contexte culturel de la laïcité oblige encore davantage à ce travail de dialogue et de traduction, avec toutes les initiatives et toutes les médiations qu’il implique, car « la raison a besoin du Logos qui est à l’origine de tout et qui est notre lumière ; la foi, pour sa part, a besoin de dialogue avec la raison moderne pour se rendre compte de sa grandeur et être à la hauteur de ses responsabilités ». (Ibid., p.107).
On devrait s’interroger davantage sur les institutions de formation où il est possible, en France, de pratiquer ce travail de dialogue et de « traduction », notamment dans le cadre de l’enseignement catholique, et spécialement des Instituts catholiques. Ce qui appelle ces Instituts à être effectivement reliés au monde de la pensée et de la recherche universitaires.
Ces mêmes exigences de dialogue concernent aussi les enseignants chrétiens présents dans l’Education nationale, avec les initiatives nouvelles que l’Église catholique en France devrait prendre à leur égard.
Laïcité ou laïcisme ?
Les effets négatifs de l’idéologie laïciste sont évidents. Ils tendent à exclure la foi chrétienne de l’espace public et à promouvoir une culture totalement coupée de ses racines profondes.
Benoît XVI a souvent mis en relief ces deux effets intimement liés l’un à l’autre, notamment par rapport au préambule de la Constitution européenne, où l’on a refusé d’inscrire la mention de Dieu et la référence historique aux racines chrétiennes de l’Europe. Ce double refus est très significatif.
– D’une part, « le refus lui-même de référence à Dieu n’est pas l’expression d’une tolérance qui veut protéger les religions non théistes et la dignité des athées et des agnostiques, mais plutôt l’expression d’une conscience qui voudrait voir Dieu effacé définitivement de la vie publique de l’humanité et cantonné au milieu subjectif des cultures résiduelles du passé ». (L’Europe dans la crise des cultures : conférence du cardinal Ratzinger à Subiaco, le 1er Avril 2005 : Documentation catholique Hors-série, 2005, p. 123).
– D’autre part, le refus de reconnaître les racines chrétiennes de l’Europe porte sur la mémoire historique. Elle obéit au même processus d’exclusion : cette culture « se coupe consciemment de ses propres racines historiques, se privant par là des forces fécondes dont elle est elle-même née, elle abandonne ce que l’on peut appeler la mémoire fondamentale de l’humanité, sans laquelle la raison perd son orientation » (Ibid., p.123). Il y a là une véritable mutilation qui atteint l’existence commune.
Ces critiques ont valeur d’avertissement : Où en sommes-nous de notre propre connaissance historique du phénomène chrétien présent à l’intérieur de nos sociétés ? Qu’est-ce qui est exigé de nous si nous voulons nous familiariser davantage avec une lecture chrétienne de notre histoire ?
Qu’entend Benoît XVI par « saine laïcité » ?
Tout en maintenant ses critiques sur les excès du laïcisme, Benoît XVI ne doute pas de la possibilité de mettre en œuvre, dans nos sociétés modernes, une « saine laïcité », qui comporte des obligations mutuelles à la fois pour l’État et pour l’Église.
Il faut que « l’État ne considère pas la religion comme un simple sentiment individuel qui pourrait être limité au seul domaine privé . Au contraire, la religion, étant également organisée en structures visibles, comme cela a lieu pour l’Église, doit être reconnue comme présence communautaire publique ». (Discours au Congrès des Juristes catholiques italiens, 9 décembre 2006).
Mais, de son côté, l’Église doit éviter tout ingérence par rapport à l’État : « Ce n’est pas l’Église qui peut indiquer quelle organisation publique ou sociale il faut préférer, mais c’est le peuple qui doit décider librement des façons les meilleures et les plus adaptées d’organiser la vie publique ». (Ibid.)
Benoît XVI, dans le même discours, insiste, en se référant à la Constitution conciliaire Gaudium et spes, sur les exigences que comporte pour les catholiques cette pratique d’une « saine laïcité » :
« Il est alors du devoir de tous les croyants, et en particulier des croyants dans le Christ, de continuer à élaborer un concept de laïcité qui, d’une part, reconnaisse à Dieu et à sa loi morale, au Christ et à son Église, la place qui leur revient dans la vie humaine, individuelle et sociale et, de l’autre, qui affirme et respecte la « légitime autonomie des réalités terrestres », en entendant par cette expression, comme le répète le Concile Vatican II, que « les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser. » (Gaudium et spes, n.36).
En quoi Benoît XVI poursuit-il la réflexion de Jean-Paul II ?
Il est évident que ces affirmations du pape Benoît XVI relatives à une « saine laïcité » sont dans le même sillage que les encouragements adressés par le pape Jean-Paul II aux catholiques de France, en Février 2005, dans le cadre du centenaire de la loi de 1905.
« L’Église souhaite que les valeurs religieuses, morales et spirituelles qui font partie du patrimoine de la France, qui ont façonné son identité et qui ont forgé des générations de personnes depuis les premiers siècles du christianisme ne tombent pas dans l’oubli. J’invite donc les fidèles de votre pays, dans la suite de la Lettre aux catholiques de France que vous leur avez adressée il y a quelques années, à puiser dans leur vie spirituelle et ecclésiale la force pour participer à la res publica et pour donner un élan nouveau à la vie sociale et une espérance renouvelée aux hommes et aux femmes de notre temps ». (Lettre de Jean-Paul II aux évêques de France pour le centenaire de la loi de 1905 : 11 Février 2005, Documentation catholique 2331, p.204).
Cet appel de Jean-Paul II à l’engagement des catholiques et de l’Église dans la société française demeure d’une grande actualité. Les réflexions exigeantes de Benoît XVI nous obligent à actualiser encore davantage cet engagement.
La laïcité, un défi pour les chrétiens ?
Il est indéniable qu’un usage restrictif ou intolérant de la laïcité met la Tradition et la foi chrétiennes à l’épreuve dans nos sociétés pluralistes, où le christianisme est présent à côté d’autres traditions religieuses et aussi de courants de pensée agnostiques ou athées, sans oublier l’indifférence ambiante.
Mais cette épreuve comporte elle-même comme un défi à relever : il s’agit pour nous, chrétiens, d’inscrire notre foi à l’intérieur de notre société oublieuse de ses racines et de comprendre nous-mêmes que la Révélation chrétienne comporte une ouverture à l’universel. Cet universalisme empêche l’Église catholique de se replier sur elle-même. Elle l’oblige en permanence à s’adresser à tous. C’est en insistant sur cet universalisme essentiel à la foi et à l’Église que le cardinal Ratzinger avait conclu son allocution à l’Académie des Sciences morales et politiques, à Paris, en novembre 1992 :
« Il est conforme à la nature de l’Église d’être séparée de l’État et que sa foi ne puisse pas être imposée par l’État, mais repose au contraire sur des convictions acquises librement…L’Église se doit d’être non pas un État ou une partie d’un État, mais une communauté de conviction. Elle se doit aussi de se savoir responsable de l’ensemble et de ne pas pouvoir se limiter à elle-même. Il lui faut à partir de sa propre liberté parler à l’intérieur de la liberté de tous… » (La liberté, le droit et le bien, Principes moraux dans les sociétés démocratiques, dans Valeurs pour un temps de crise, Parole et silence, 2005, p.22).
Il est probable que, lors de son prochain voyage en France, le pape Benoît XVI insistera à nouveau sur cette responsabilité large de l’Église, fondée sur l’universalisme chrétien.
Sans oublier que cette responsabilité de l’Église implique le témoignage des croyants, et des croyants qui osent dire Dieu à travers toute leur existence. Comme l’avait souligné le cardinal Ratzinger en 2005, peu avant son élection comme évêque de Rome :
« Ce dont nous avons le plus besoin en ce moment de l’histoire, ce sont des hommes qui par une foi éclairée et vive, rendent Dieu crédible dans ce monde…Nous avons besoin d’hommes dont l’intelligence soit éclairée par la lumière de Dieu et dont Dieu ouvre le cœur, de sorte que leur intelligence puisse parler à l’intelligence des autres et que leur cœur puisse ouvrir le cœur des autres ». (L’Europe dans la crise des cultures, Ibid., p.125).
Il est évident que les questions posées par la laïcité à la conscience chrétienne ne sont pas seulement des questions théoriques, mais des questions profondément existentielles qui concernent notre façon de témoigner du Dieu de Jésus-Christ dans notre société pluraliste et sécularisée.