L’actualité réserve parfois des télescopages que l’on pourrait qualifier de providentiels : tandis que le film Silence de Martin Scorsese sort sur les écrans français ce 8 février, l’Eglise catholique a célébré aujourd’hui à Osaka la béatification du Bienheureux Juste Takayama Ukon. Si le film, qui est une adaptation du roman éponyme du romancier catholique japonais Endô Shusaku, ne retrace pas la vie de Takayama Ukon (1553-1615), un grand féodal converti au christianisme, il se situe néanmoins à l’époque où la foi chrétienne, introduite dans l’archipel par saint François-Xavier en 1549, a été l’objet d’une persécution aussi intense que radicale.
Ce 7 février, la petite Eglise catholique du Japon – petite au sens où elle rassemble à peine un pour cent des 127 millions d’habitants de ce pays – a fait les choses en grand : le principal centre de concerts d’Osaka, la ville dont était proche certains des fiefs de Takayama Ukon, a été loué et aménagé pour l’occasion. En présence du cardinal Angelo Amato, préfet de la Congrégation pour les causes des saints, les évêques japonais ont célébré la messe de béatification de Juste Takayama Ukon, important daimyo qui avait préféré abandonner richesse et statut social pour conserver sa foi chrétienne. Premier japonais à être béatifié individuellement, il rejoint les 395 autres bienheureux martyrs du Japon, béatifiés par groupes, ainsi que 42 saints.
Dans son message en tant qu’envoyé du pape François pour cette cérémonie, le cardinal Amato a notamment mis en avant « le zèle missionnaire » dont avait preuve Takayama Ukon, qui avait permis et financé la construction de trois séminaires pour la formation des prêtres, à Azuchi, Takatsuki et Osaka. Des séminaires où seront formés des séminaristes dont beaucoup seront par la suite martyrisés, à l’image du jésuite Paul Miki, qui fut l’un des vingt-six chrétiens, prêtres et laïcs, missionnaires et prêtres japonais, hommes et femmes, enfants et adultes, crucifiés à Nagasaki le 5 février 1597. Béatifiés en 1627, canonisés par Pie IX en 1862, saint Paul Miki et ses compagnons sont célébrés par l’Eglise le 6 février de chaque année.
Dans le document publié par l’épiscopat japonais pour accompagner la béatification de Juste Takayama Ukon, on peut lire que ce dernier « fut souvent placé dans des situations où il a eu à poser des choix de vie aussi décisifs qu’importants pour lui et les siens ». Ayant préféré abandonner son rang plutôt que de renoncer à sa foi, « Ukon s’est, à travers les choix pris à chacun des moments-clefs de son existence, appauvri aux yeux du monde. Mais, à chaque fois, son cœur s’enrichissait. La dégringolade sociale empruntée par Ukon a été un chemin de Croix, le chemin du Christ. Sur ce chemin, chacun peut rencontrer Dieu, qui nous attend. C’est là que l’on rencontre l’espérance sur laquelle chacun peut s’appuyer, parce qu’en tant que chrétiens, nous savons que Dieu s’est abaissé lui-même et a choisi de se faire pauvre pour sauver l’humanité. »
L’annonce de la béatification du Juste Takayama Ukon avait été communiquée le 21 janvier dernier par le pape François, dont on sait que, jeune jésuite, il aurait aimé partir missionnaire au Japon. Cette annonce était l’aboutissement d’une décision de la Conférence des évêques catholiques du Japon qui remonte à 1930, d’introduire à Rome le dossier de béatification de Takayama Ukon. Reprise à la fin de la guerre en 1946, elle fut relancée en mai 1963, deux ans avant la commémoration du 350e anniversaire de sa mort. Elle fut officiellement reprise en 1965, l’année de la clôture du concile Vatican II, car cette demande avait une valeur particulière pour l’Eglise du Japon du fait que jusqu’alors les martyrs japonais avaient été reconnus en groupe : les 26 martyrs de Nagasaki mis à mort le 25 février 1597 et canonisés en 1862 et 205 autres martyrs, morts entre 1617 et 1632 et béatifiés par Pie IX en 1867 (sans omettre les 188 martyrs morts entre 1603 et 1639 et béatifiés par Jean-Paul II le 20 novembre 2008).
Selon Mgr Kikuchi, évêque de Niigata, « Ukon n’a pas été mis à mort comme ont pu l’être les autres martyrs du Japon. Nombreux sont les catholiques japonais aujourd’hui à penser que le martyre n’a rien à voir avec leur vie dans le Japon contemporain car ils ne risquent pas d’être mis à mort au nom de leur foi en Christ. Mais ce que nous dit la vie d’Ukon, c’est que la mort ‘in odium fidei’ n’est pas la seule voie vers le martyre : une vie de martyr, c’est aussi une vie par laquelle on donne tout à Dieu, on renonce à tout pour l’amour de Dieu ».
Nous reproduisons ci-dessous le communiqué de la Conférence épiscopale du Japon, présidée par Mgr Okada Takeo, archevêque de Tokyo, publié en janvier 2016 afin de présenter les raisons qui font de Juste Takayama Ukon un modèle pour les chrétiens d’aujourd’hui.
L’exemple de Juste Takayama Ukon
« Juste Ukon est né et a été élevé dans le monde de ces généraux des royaumes combattants cherchant à obtenir prospérité, pouvoir et gloire, il y découvrit la foi chrétienne et comprit que ces aspirations pour être éphémères ne duraient qu’un temps. Lui qui était censé devenir un daimyô influent, se lassa vite de cette course au pouvoir et choisit résolument le chemin de la foi en quoi réside le véritable bonheur de l’homme.
Sa vie n’a été qu’une succession d’épreuves qui lui ont fait perdre sa position et son honneur pour mener une vie errante et aboutir à l’exil. C’est le bonheur d’être aimé de Dieu seul qui lui a permis de survivre, mettant en Dieu sa foi. C’est le témoignage d’une vie donnée qui permet de comprendre qu’il vaut la peine de croire.
A l’époque contemporaine, régie par une échelle de valeurs relatives, il est difficile de vivre en allant jusqu’au bout de ses convictions. En cette période où il est possible de choisir des façons de vivre très variées, où on répartit les gens entre ceux qui ont talents, connaissances, efficacité, rendement ou des résultats, et ceux qui n’en ont pas, Ukon lui, croit que le salut dépend de la foi en l’évangile de Jésus Christ.
Vie de Juste Takayama Ukon
François Xavier arrive au Japon en 1549, trois ans avant la naissance de Juste Ukon Takayama. L’existence de ce dernier a pour toile de fond l’époque que les historiens appellent sengoku jidai, période des royaumes combattants (1468-1573), où l’empereur et le shôgun, établis à Kyoto, ne parvenant pas à faire respecter un pouvoir central, les princes féodaux daimyôs mènent entre eux des guerres civiles impitoyables.
Grâce à la rencontre avec des missionnaires jésuites, en 1564, Dario Hida no Kami Takayama se convertit au catholicisme, et son fils, Ukon, baptisé à l’âge de 12 ans, reçoit le nom de Juste. Devenu adulte, Ukon est connu comme un seigneur féodal typique, vassal actif et éprouvé de Nobunaga Oda (1534-1582), lequel est parvenu à soumettre à son seul pouvoir la partie centrale du pays à la suite de longues guerres civiles qui se sont poursuivies sous le règne de Hideyoshi, son successeur.
Ces deux shôguns ont été les artisans des mouvements majeurs qui ont conduit à l’unification du Japon en concentrant dans leurs mains tout le pouvoir. Avec son père, Juste combat âprement pour sécuriser leur position de daimyôs [un titre que l’on pourrait comparer à celui de comte – NdT] sur le pays de Settsu et la ville fortifiée de Takatsuki qui contrôlait les routes de la capitale vers le Sud. En 1573, son père lui confie le commandement de Takatsuki ; il est alors âgé d’à peine 21 ans. Ukon a révélé son talent dans l’architecture et l’administration de son fief, il fut le maître de mesure dans la construction du séminaire d’Azuchi. Durant leur gouvernement de la région de Takatsuki, ils mettent en place leur politique en tant que daimyôs kirishitan (chrétiens) et beaucoup de leurs proches et de leurs sujets se convertirent au christianisme.
Les annales de l’époque prouvent le succès du zèle de Juste Ukon. On y lit que la fête de Pâques de l’an 1581 fut célébrée à Takatsuki avec une pompe extraordinaire : plus de 15 000 chrétiens y assistèrent et cinq missionnaires y prirent part. La messe chantée fut suivie d’une procession solennelle.
A la mort de Nobunaga, en 1582, le Japon se trouvait à la merci de qui aurait l’audace de s’en rendre maître. Hideyoshi, commandant en chef de l’expédition contre Mori, s’empressa de faire la paix, et accourut à Kyoto, où il eut tôt fait de saisir le pouvoir. Juste Takayama combattit vaillamment à la bataille de Yamazaki en 1582, puis à celle de Shizugatake en 1583, commandant des troupes à l’avant-garde d’Hideyoshi ; il aida Akechi Mitsuhide à défaire l’armée adverse. Ukon continua de servir Hideyoshi lors de l’invasion de l’île de Shikoku (1584) et, en 1585, Hideyoshi le récompensa en lui confiant le fief d’Akashi (60 000 koku), du pays de Harima, non loin et à l’ouest de l’actuelle Kobe.
Cependant, bien que Hideyoshi ait précédemment montré de la compréhension envers la religion catholique, il fit soudain volte-face dans sa politique religieuse, et promulgua en 1587, l’édit d’expulsion des missionnaires et l’interdiction du christianisme, détruisant des églises à Kyoto et Osaka et pressant les seigneurs féodaux chrétiens de renoncer à leur foi. Refusant d’abjurer sa foi, Ukon est privé de son rang et de son fief d’Akashi ; banni, il mène une vie de vagabond.
Après avoir trouvé refuge auprès du daimyô chrétien Agostino Konishi Yukinaga sur l’île de Shôdô, puis à Kumamoto, il fut recueilli par le daimyô Maeda Toshiie dans son fief de Kaga. Juste Ukon, devenu un des sept disciples du maître de thé Sen Rikkyû, se consacra désormais à l’art de la cérémonie du thé, où il forma de nombreux disciples chrétiens parmi les samouraïs.
Après la mort de Hideyoshi, en 1598, la famille Tokugawa a pris le contrôle de l’ensemble du pays et a établi un gouvernement militaire, le shôgunat, à Edo (Tokyo actuel). Les shôguns ont poursuivi une politique d’interdiction du christianisme. En novembre 1614, craignant l’influence d’Ukon, le shôgunat chassa Juste Ukon de Nagasaki pour l’exiler aux Philippines avec 300 autres chrétiens.
Ils reçurent à Manille un accueil enthousiaste, mais peu après son arrivée, Juste Ukon, tombé brutalement malade, meurt à Manille durant la nuit du 3 février 1615, environ 40 jours après son arrivée. Le gouvernement espagnol lui donne une sépulture chrétienne avec les honneurs militaires dus à un daimyo. Il est le premier daimyo à être enterré aux Philippines. »
Source : Eglises d’Asie
Pour aller plus loin, on peut signaler ici la toute récente parution aux éditions du Cerf de La croix et l’épée, traduction française de l’ouvrage de Kaga Otohiko : Takayama Ukon, le récit de sa vie. Converti au catholicisme sous l’influence du romancier catholique Endô Shusaku, Kaga Otohiko compte parmi les grands écrivains japonais ; La croix et l’épée est son premier ouvrage traduit en français.